Bienvenue chez moi ! {Emily/Elina}

Emily resta silencieuse un instant. Qu’est-ce qui pouvait bien lui passer par la tête ? Quelle serait sa réaction face à tous ces aveux ? Quelle qu’elle soit, une chose était sure désormais : elle ne pouvait plus la jeter à la rue. Pas avec ce que ce maudit bout de papier impliquait. Pour le meilleur, et surtout pour le pire, elles étaient enchaînées l’une à l’autre. Elina avait perdu sa liberté de refuser l’adoption, mais Emily elle avait perdu le droit de s’en débarrasser selon son bon vouloir. Mais cela n’était pas pour autant que c’était un motif de réjouissance. Vivre avec des personnes qui ne voulaient pas d’elle, elle avait déjà donné…

La jeune femme finit par prendre la parole, révélant alors son avis sur ce qui venait de lui être confié. Elle comprenait mieux, à présent. Si cela n’avait pas été le cas, Elina se serait interrogée sur ses facultés mentales. Mais histoire de gâcher le tout, elle vint lui sortir des paroles creuses et ô combien banales sur comment on pouvait se construire soi-même une famille. Était-ce une impression, ou bien elle avait embrayé sur un tout autre type de « famille » ? Créer une famille avec une personne de confiance ? Est-ce qu’elle avait décidé de parler des couples après s’être rendue compte que ses arguments étaient sans appel afin d’essayer de la convaincre qu’elle avait tort ? Mais là encore, elle se trompait lourdement… Seul le lien du sang pouvait créer une famille. La preuve ? Qui a jamais parlé d’une famille composée seulement d’un couple ? Sans enfants, pas de famille. Pourquoi faut-il donc qu’un être pour pouvoir être considérée comme telle ? Tout simplement parce qu’une fois né, l’enfant partage un lien de sang avec ses deux parents. Il devient alors l’attache, le ciment de la famille. N’est-ce pas là la preuve une fois encore que deux personnes ne partageant pas le même sang ne peuvent en former une ? Croire le contraire relève de la naïveté, voire de la stupidité. Mais comme elle n’était pas du genre à vouloir tourner en ridicule les idéaux des autres, aussi illogiques pouvaient-ils être, elle s’abstint de commentaires. Mieux valait éviter de briser ces croyances aussi simplistes, les gens assez naïfs pour y croire vivaient au moins dans un certain bonheur…

Emily enchaîna alors en lui proposant de mettre tous leurs soucis du moment de côté. Elle préconisait de prendre l’air. Elle croyait peut-être qu’à leur retour, leurs problèmes se seraient envolés ? Et puis, elle n’avait franchement pas envie de sortir, là… Elle aurait préféré s’isoler dans un coin, à l’abri des regards. Lire un livre pour essayer de s’évader, de repousser un bref instant cette horrible réalité dans laquelle on l’avait plongé. Mais la jeune femme ne semblait pas prête à accepter un non. Voulait-elle déjà faire valoir son autorité en tant que tutrice ? À chaque fois qu’elle pensait à ce mot, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir un élancement douloureux au niveau de sa poitrine. Elle n’arrivait toujours pas à croire qu’on avait pu lui infliger un tel châtiment. Cherchait-on encore à la punir ? Finalement, il aurait peut-être vraiment mieux valu qu’elle meurt de soif, dans une quelconque ruelle de cette fichue ville…

Toujours est-il qu’Emily se tenait désormais devant elle, la main tendue et un sourire rayonnant sur le visage. Ce sourire l’agaçait, on aurait vraiment dit que tout cela ne lui posait pas l’ombre d’un problème. Limite, on pourrait croire que cela lui faisait plaisir… Mais le pire, ce fut ces paroles enrobées de boniments qu’elle lui sortit juste après. Soi-disant, tous les malheurs qu’elle avait vécu l’en immunisait pour le futur ? Qu’est-ce que c’était, cette philosophie à l’eau de rose ? Dans quel monde elle vivait pour croire des sottises pareilles ?

- Как наивно… (Quelle naïveté…)

Dit-elle en se levant du divan, ignorant la main qui lui était tendue. Décidemment, elle n’arrivait pas à cautionner qu’Emily prenne ceci aussi positivement. Elle commençait à sérieusement douter du fait que cette situation la dérange… Mais bon, ne voulant pas chercher inutilement le conflit, elle se contenta de se taire. Une fois debout, elle lança encore une fois un regard au document qui venait de bouleverser sa vie entière. L’intensité de celui-ci était telle qu’on aurait pu facilement s’imaginer que ce n’était non pas l’eau, mais bien le feu qu’elle pouvait contrôler. Elle finit par s’en détourner, laissant échapper une exclamation de dédain, avant d’aller enfiler ses chaussures. Alors, les bras croisés, elle attendit près de la porte d’entrée, prête à faire cette fichue sortie. S’il s’avérait qu’Emily n’était pas contre cette situation, il en était tout autre pour elle, et ce n’était pas en l’espace de quelques minutes ou via des paroles vides de sens que cela allait changer.

Emily ne tarda à venir à la rejoindre, glissant au passage une petite remarque humoristique, stipulant que son manque d’enthousiasme allait lui faire croire qu’elle la détestait. Non, Elina ne la détestait pas, au contraire, elle l’appréciait, bien que cela l’étonne elle-même. Elle n’avait plus l’habitude de s’attacher aux autres, dès lors la rapidité à laquelle elle l’avait fait cette fois la surprenait. Elle n’eut cependant pas le loisir de lui faire part de cette réalité, car la jeune femme reprenait la parole, et ses propos étaient beaucoup moins humoristiques. En gros, elle lui reprochait d’en faire des tonnes avec cette histoire de tutelle, et que son comportement était celui d’un enfant. Avait-elle besoin de rappeler qu’elle était encore un enfant ? La preuve, on estimait indispensable qu’elle ait une personne en charge d’elle ! Était-ce à ce point incompréhensible qu’elle se révolte qu’on lui impose une chose qui violait l’un de ses droits les plus élémentaires, et qui constituait au passage à peu près le seul qui lui restait vraiment ? Après tout, ce n’était pas grand-chose. D’ailleurs, pourquoi tant de personnes se sont battues pour gagner ou préserver certaines de leurs libertés ? À quoi bon toutes ces révolutions et toutes ces guerres, cela n’avait aucun sens, vu qu’il ne s’agit là que d’enfantillages… Certes, Elina n’avait pas l’intention de prendre les armes, il n’en restait pas moins que cela était révoltant. Chacun réagissait différemment à diverses choses, et si Emily restait stoïque face à cette situation, ce n’était pas son cas à elle. La jeune femme, poursuivant sur sa lancée, l’invita poliment à prendre sur elle en cessant de faire la tête, ou bien de lui « cracher » ce qu’elle avait à lui dire. Décidemment, elle ne comprenait pas. Dire qu’elle prétendait le contraire, quelques instants auparavant… En même temps, malgré ces confessions, il y avait certaines choses qu’elle n’était pas en mesure de saisir. Bon, il fallait peut-être éclaircir davantage les choses ?

- Je suis née avec cette tête-là.

Elle commença par une petite remarque humoristique, tout comme Emily l’avait fait elle aussi. Peut-être que cela l’aiderait à se calmer, pour éviter de se montrer trop agressive envers la mauvaise personne…

- Tu veux que je te dise ce que j’ai sur le cœur ? Très bien, alors écoute ! Je ne sais pas ce que tu ressens vis-à-vis de cette situation, et tu as le droit de réagir de la façon qui te plaît. Tu peux crier, pleurer, râler, ou même chanter de joie et remercier dieu sait qui si cela te fait plaisir. Tout comme j’ai le droit de réagir de la façon que j’estime correcte. Ou bien veux-tu m’imposer ma façon de penser ?

Maintenant, elle avait clairement expliqué qu’elle estimait avoir le droit d’être mécontente de ce qui venait de lui être annoncé. Elle poursuivit sur sa lancée :

- Tu dis que j’agis en enfant ? C’est peut-être le cas, cela dépend des points de vue. Peut-être que tu trouves que j’exagère, car l’apparition de ce bout de papier ne va rien changer à ce qui était prévu à la base. Sur ce point, tu n’as pas tort. Cependant, ce qui me dérange, c’est le caractère autoritaire de cette décision. J’ai mes propres convictions, tout comme tu as les tiennes. Et voilà qu’on me force à mettre les miennes en silence ! Apprécierais-tu qu’on en fasse de même pour les tiennes ? Si tu as cette flexibilité d’esprit, moi pas. Je me sens bafoué en tant qu’être humain, une fois encore.

Elina poussa un soupir. Emily ne pouvait certainement pas saisir l’importance que revêtait ce qui venait d’arriver. Elle n’était pas dans le même état d’esprit qu’elle, comment l’aurait-elle pu ?

- Tu disais comprendre, mais tu ne peux pas tout comprendre. Aussi empathique puisse être une personne, il y a certaines choses que l’on ne peut pas saisir si on ne les a pas vécues. Et ce que cette décision représente pour moi en est un exemple. Je peux comprendre ton agacement face à ma réaction, mais il ne s’agit pas simplement d’une demande anodine. Si cela t’inquiète, moi ça me révolte, c’est pourquoi je réagis aussi intensément.

Avec cela, elle espérait qu’elle comprendrait mieux l’impact que cela pouvait avoir sur elle. Mais elle n’avait pas fini pour autant de donner raison à sa réaction :

Cependant, je dois bien reconnaître que malgré cette décision totalement écœurante, les choses auraient pu être bien pires. J’aurais pu être confiée à quelqu’un d’autre que toi. Contrairement à ce que tu pourrais croire, ce n’est pas à toi que j’en veux, et ce n’est pas non plus le fait que ce soit toi qui soit devenue ma tutrice qui m’horripile. J’aurais pu aller chez le meilleur tuteur au monde que cela n’aurait rien changé. Tu dis que j’ai l’air de te détester, mais c’est faux. Je crois même que je pourrais dire que je t’aime bien. Seulement, on ne m’a même pas laissé le choix, on m’a imposé ce fait que j’aurais bien évidemment refusé. Je n’ai pas besoin que tu sois ma tutrice pour vivre sur cette île, alors pourquoi avoir jugé cela nécessaire ? Pour le lycée ? Excuse-moi, mais je trouve que pour une école située à un endroit où on enlève des gens sans le moindre remord, c’est choquant. Cela veut dire que sans parents, on n’a pas le droit d’aller au lycée ? Quelle belle mentalité… Et puis, imagine un instant que ce ne soit pas à toi qu’on m’ait confié, mais à quelqu’un d’autre, quelqu’un de… je ne sais pas, quelqu’un comme le pervers qui habite en face de chez toi ? Ou pire, quelqu’un comme mon père ? Qu’est-ce qui risquait de se passer, selon toi ? En étant à la charge de quelqu’un, tu as certaines obligations à son égard. Je viens d’un orphelinat, rappelle-toi, on nous les a donc bien expliquées. On a notamment l’obligation de vivre sous le même toit que nos tuteurs. Comment aurais-je pu vivre avec des personnes de ce genre ? Je pouvais toujours prendre la fuite, peut-être ? Tu sais aussi bien que moi que l’on est surveillée en permanence, ce n’aurait pas été dur pour les autorités de me retrouver. Autrement dit, j’aurais été piégée. Est-ce que là aussi, j’aurais agi en enfant en m’offusquant ? La seule différence, c’est qu’ici au moins, je suis chez une personne décente.

Elle s’arrêta un instant, reprenant son souffle et laissant le temps à Emily d’intégrer ce qu’elle venait de dire. Elle finit cependant par dire :

- En bref, non seulement on a bafoué mes sentiments comme s’ils n’existaient pas, mais en plus on l’a fait pour des raisons stupides, en utilisant des procédés ignobles. Peut-être que tu peux davantage comprendre mon point de vue ?

Enfin, cela ne restait toujours que son avis, elle ne pouvait pas exiger d’Emily qu’elle acquiesce sur ce qu’elle venait de dire. Néanmoins, elle pensait que la suite de ses propos pourrait avoir davantage d’impact sur elle :

- Maintenant, imagine un peu les implications de ce que ce genre de décision arbitraire peut suggérer. Et si maintenant, cela ne se limitait pas à ce genre de cas ? Imagines que tu te retrouves mariée de force à un type horrible. Et si le propriétaire de cet immeuble t’avait dit qu’il ne louait qu’à un couple marié, et que tu aies eu le malheur de prétendre que ce soit le cas ? Comment aurais-tu réagis en voyant arrivé un certificat de mariage et un mari tout neuf en cadeau ? Est-ce que tu aurais aussi estimé exagéré de s’énerver face à cette situation ? S’ils sont capables de forcer une adoption, alors on n’est pas à l’abri de ce genre de cas non plus. Là aussi, les époux ont des devoirs l’un envers l’autre, comme de vivre ensemble, notamment. Et s’ils appliquaient aussi le fait de devoir concevoir une famille ? Je suis sure qu’ils ont les moyens de forcer ce genre de… choses. Si tu estimes cela horrible, m’imposer une tutrice ne me l’est pas beaucoup moins.

Ayant fini de dire ce qu’elle avait à dire, elle croisa à nouveau les bras. Restait à voir comment Emily allait réagir face à ce monologue interminable. En tout cas, elle ne pourrait pas se plaindre de ne pas avoir dit ce qu’elle avait sur le cœur…

Elina s’était attendue à beaucoup de réactions de la part d’Emily. Qu’elle essaie de la tourner en ridicule, en prétextant que ses arguments ne valaient pas grand-chose. Qu’elle acquiesce, tout à fait convaincue de ses dires. Qu’elle s’énerve, fâchée qu’elle l’ait contredite. Qu’elle pleure, émue par ses propos. Cependant, elle réussit à la surprendre quand même… En effet, après avoir clairement cité son nom, elle l’attrapa par les épaules, le corps parcouru de tremblements. Elle crut d’abord qu’elle était énervée, et que son discours l’avait fait sortir de ses gonds. Peut-être l’avait-elle attrapée pour s’assurer qu’elle ne s’échappe pas et qu’elle puisse décharger sa fureur contre elle ? Est-ce qu’elle était du genre à faire appel à ses poings lorsque la colère la gagnait ?

Malheureusement pour elle, Elina était habituée aux mauvais traitements, et savait comment rendre les coups. Seulement, Emily redressa sa tête jusque-là baissée, et son regard enflammé vint croiser le sien. Alors, elle lui tint un discours passionné sur le besoin de se rebeller contre les tyrans qui mariaient les gens de force, et autres propos qui lui permettaient d’en venir à une conclusion : la seule chose qu’elle avait retenue de tout ce qu’elle avait dit, c’était qu’il y avait un risque qu’on la marie de force. Donc, elle se fichait de tout le reste ? Est-ce qu’elle continuait à la considérer comme une gamine immature qui faisait un caprice ?

Elina ne tarda pas à comprendre qu’elle s’était trompée sur un point dans sa conclusion. En effet, Emily avait enregistré une autre info durant son discours : le fait qu’elle ait dit qu’elle l’aimait bien. Elle précéda ses dires d’une étreinte intense, ce qui ne manqua pas de la surprendre. Pour quelle fichue raison elle la serrait dans ses bras, cette fois ? Elle lui affirma alors qu’elle était chez elle désormais dans l’appartement, et qu’elle était « trop contente » qu’elle lui ait dévoilé ses sentiments à son égard. Sur le coup, Elina ne réagit pas, trop stupéfaite que pour savoir que dire ou que faire. Mais elle finit par reprendre ses sens…

Elle sentit à nouveau l’agacement la gagner. Déjà, elle la serrait dans ses bras comme un serpent le ferait pour étouffer sa proie. Une telle proximité physique ne lui plaisait déjà guère en temps normal, mais vu son état d’esprit actuel, cela ne risquait de ne plus être le cas… Elle était toujours énervée de l’injustice dont elle faisait l’objet, mais il y avait plus que ça maintenant. En effet, le comportement d’Emily sur le coup lui donnait l’impression qu’elle se moquait d’elle, ou du moins que tout ce qu’elle avait dit par rapport à son mal-être et les divers arguments qu’elle avait exposé pour le justifier avait à peine franchit le niveau de sa conscience. À part les deux passages qui ne concernait qu’elle, le reste lui semblait sans importance. En plus, elle prétendait lui faire une faveur en lui disant que son appartement était désormais le sien. N’avait-elle pas encore compris que cette décision n’était plus de son ressort ? C’était l’un des éléments qui allaient désormais modeler leur vie… Mais bon, elle n’avait pas discouru pour que la jeune femme la plaigne, elle n’allait donc pas lui tenir rigueur de son manque d’intérêt pour sa personne. Après tout, les êtres humains étaient égocentriques de par nature…

Seulement, ce n’était pas parce qu’elle acceptait son raisonnement qu’elle allait la laisser faire à sa guise. Apparemment, elle ne savait pas juger l’atmosphère qui régnait dans une pièce, ou alors elle ne savait pas en tenir compte avant d’agir. Elle ne savait pas non plus juger de la dangerosité de certains gestes à un moment des plus inopportuns… Peut-être pouvait-elle lui donner un cours ? Levant un bras au-dessus de la tête de la jeune femme, elle lui donna un petit coup avec la tranche de sa main, comme le ferait un karatéka voulant fendre une bûche. Le coup n’était pas très fort, mais suffisant pour faire comprendre qu’il valait mieux s’arrêter là. Emily la lâcha donc, et se massa le crâne là où elle avait été « frappée ». Elina, elle, recula de deux pas, et croisa les bras contre sa poitrine. Là, détournant résolument le regard de la jeune femme, elle lui dit :

- T’es vraiment trop bête…

Eh oui, après tout ce qu’elle venait de dire, après s’être ainsi confiée, Emily ne trouvait rien de mieux à faire que de prendre le tout à la rigolade. Mais bon, les choses étaient ainsi, elles prenaient chacune la situation à leur façon, et tout comme elle l’avait si bien dit plus tôt, elle n’avait pas le droit de lui imposer sa façon de penser.