Bienvenue au refuge de l'étoile perdue ▬ Lyrou, Freddou & Osnou

Le paysage nocturne défilait doucement à travers la grande vitre embuée. Confortablement calée au fond de mon siège, je laissais mon regard se perdre dans la nuit, à la recherche des lumières de la ville que nous venions de quitter. Le trajet serait probablement un peu plus long qu’il ne l’était d’habitude, à cause de toute cette neige qui recouvrait les routes. De temps à autres, quelques secousses venaient ébranler le bus, troublant la somnolence des quelques passagers encore présents, bercés par les vibrations du moteur et le crissement étouffé des pneus sur la neige. Fred avait fini par s’endormir, son visage blottis au creux de mon épaule. Elle semblait apaisée, comme si les tourments qui n’avaient cessé de l’agiter lui laissaient enfin un repos bien mérité.

* * * * *

Et puis... je me suis endormie ? Je ne sais plus, je n’en ai aucune idée. Tout ce que je sais, c’est que quand j’ai ouvert les yeux, la lumière du bus m’a éblouie.
* Où... on est où ?
Lentement, la conscience me revenait et avec elle, une Fred encore endormie me tomba dessus. La secousse ne l’avait pas réveillée, on dirait... alors nous étions toujours dans le bus ? Mon arrêt, j’espère ne pas l’avoir manqué à cause de cette petite sieste.

Je me suis tournée vers la vitre embuée, l’essuyant un peu pour y voir plus clair au dehors. Je voulus le faire avec ma main, mais le contact glacial de la vitre me fit rapidement préférer ma manche. Au dehors, l’éclairage public était allumé, je reconnaissais Kousha... et dans un soupir de soulagement, je constatai que notre arrêt était le prochain. J’entrepris donc de réveiller Fred pour lui annoncer que notre long périple touchait enfin à son dénouement.

« On est bientôt arrivées, on descend au prochain arrêt. Je lui souris. Bien dormi ? »

Tandis qu’elle émergeait à son tour, je vérifiais que j’avais bien toutes mes affaires sur moi. Mon sac se trouvait toujours à mes pieds... et mon écharpe ? Je l’avais enlevée tout à l’heure, parce qu’il faisait trop chaud...

« Ah, il est là. »

La petite boule de poils s’était lovée près du radiateur pour profiter de sa chaleur, elle s’était endormie. Son apparence était redevenue celle d’un petit félin au pelage nuit, roulé en boule dans un profond sommeil réparateur, il semblerait. Je ne pouvais tout de même pas le laisser ici... s’il m’avait suivie jusque là, je pouvais bien l’emmener avec moi. Alors je l’ai pris dans mes bras, prenant garde à ne pas le réveiller. Son pelage était brûlant, après être resté si près du chauffage...

Quelques minutes plus tard, le bus s’est immobilisé, annonçant notre arrêt. J’avais hâte de rentrer chez moi, mais parallèlement, une certaine appréhension me gagnait. Après tout, j’invitais rarement des gens chez moi... et encore moins des personnes que je venais à peine de rencontrer. Et puis surtout, il y avait un problème... un problème du nom d’Osnate. En cet instant, je n’avais pas la moindre idée de comment j’allais gérer cette situation. Je devrais peut-être en parler à Fred, avant cela... mais, si je lui disais que j’avais une colocataire ‘‘un peu spéciale’’, elle se ferait des idées, non ? Finalement, à force de tergiverser, nous arrivions déjà devant les portes de l’immeuble. Tout en insérant la clef dans la serrure, je lui avouai avec un soupir.

« Au fait... j’ai une colocataire qui vis avec moi. J’espère que vous allez vous entendre. »

Espérons, espérons... Pousse la double-porte, je laissai passer la jeune fille pour refermer juste derrière elle, nous coupant enfin du froid hivernal du dehors. Plus que trois étages à monter... d’habitude, je ne prenais jamais l’ascenseur, mais ce soir, je me sentais d’humeur à faire une exception. J’étais même surprise de tenir encore debout, à ce point... d’ailleurs, je failli même perdre l’équilibre lorsque l’ascenseur décolla et dû me rattraper à Fred pour ne pas tomber. Et malheureusement, je pressentais que la soirée allait encore être longue.

Freddie m’impressionnait... elle ne connaissait décidemment pas la fatigue cette petite, mais au moins, elle pouvait penser à autre chose que ses ennuis. Beaucoup de choses échappaient encore à sa compréhension, c’était normal. Du moins, je voulais le penser... elle réagissait comme une enfant, alors même si son corps me disait le contraire, j’avais dû mal à la considérer autrement. Les lumières de la ville lui étaient rassurantes après avoir erré dans ce village enneigé et laissé à l’abandon, impossible de la tenir en place, et moi, j’étais bien trop fatiguée pour la reprendre. De toute façon, nous étions arrivées.

En revanche, sa réaction dans l’ascenseur me fit bien rire, elle n’en avait jamais pris ? Entre sa surprise et ma perte d’équilibre, c’était difficile de résister au comique de la situation. C’est vrai que la sensation était particulière, un peu comme si la gravité était différente, mais je la trouvais plus amusante qu’effrayante. Vous savez, un peu comme dans ces manèges où on se sent tomber si vite qu’on ne ressent plus le contact avec ses pieds, mais dans le sens inverse... et en moins violent. Beaucoup moins violent.

« Ne t’inquiète pas, tout va bien. Regarde, quand la porte va s’ouvrir, on sera à un autre endroit. On appelle ça un ascenseur.
C’était une façon comme une autre de lui expliquer, non ? Au moment où je terminai ma phrase, la sonnette de l’ascenseur tinta, et la porte s’ouvrit sur le palier du troisième étage.
- Tu vois ? lui souriai-je. Allez viens, j’habite ici. »

Lui prenant la main pour l’entrainer avec moi, je me dirigeai vers la porte de mon appartement. Heureusement, ma fidèle clef n’avait pas quitté la poche intérieure de mon manteau pendant notre aventure à travers la forêt, j’étais rassurée. Un petit clic dans la serrure, et la porte était grande ouverte. Je laissai Freddie entrer la première, qui ne manqua pas de s’émerveiller du moindre détail de l’intérieur. L’entrée donnait un petit couloir qui desservait les différentes pièces de la maison : on avait accès au salon par la droite, puis différentes portes qui donnaient respectivement sur la salle de bain, un petit débarras et les deux chambres de l’appartement.

« Enlève tes chaussures et attends-moi ici, d’accord ? dis-je à la fillette avec un signe du doigt sur mes lèvres, pour lui demander de ne pas faire de bruit. Par la suite, je lui donnais la petite boule de poils encore endormie pour pouvoir me défaire de mes chaussures, les échangeant contre des pantoufles avant d’aller jeter un œil au salon.
- Osnate ? Je suis rentrée. »

Réprimant un bâillement en m’avançant dans la pièce, je la trouvai sur le canapé en train de s’affairer à je ne sais quoi sur un immense tableau rempli de calculs dont le sens m’échappait en partie. Probablement son programme d’université... m’arrêtant un bref instant pour contempler le dragon noir en légos qu’elle caressant nerveusement, je finis par lui adresser la parole. Je la connaissais maintenant elle avait l’air contrariée, et il n’était pas difficile d’en deviner la raison.

« J’ai ramené une amie, alors essaye de te montrer accueillante, tu sais... »

Je lui fis un signe de paix, essayant de lui remémorer les ‘‘conventions sociales’’ que je lui avais apprises. Ce n’était pas gagné, mais tant que Freddie ne se montrait pas trop intrusive, elle devrait pouvoir gérer. Oui, si Freddie ne faisait rien d’irréfléchi, tout se passerait pour le mieux... mais ça, ce n’était pas possible. Lâchant un soupir vaguement résigné à affronter le pire, je caressai la tête d’Osnate.

« Tu es intelligente alors soit sage, d’accord ? »

Après lui avoir adressé ces quelques mots, je me retournai pour aller chercher Freddie et lui dire qu’elle pouvait venir. Pour le coup, si elle pouvait avoir changé de personnalité entre temps, ce serait fort convénient... mais ce serait un peu prendre mes rêves pour la réalité. « Elle n’aime pas qu’on la dérange, alors écoute-la et ne fais pas de bêtises, promis ? » Deux précautions valent mieux qu’une, comme on dit. Jouer les grandes sœurs, ce n’était pas facile tous les jours.

Elle ne m’avait pas prévenue. Je n’aime pas ça. Je n’aime vraiment pas ça. Je m’accroche aux briquettes, et je me sens flotter. Il me suffit de fermer un peu les yeux pour être transportée. Ma cellule blanche, je suis dedans, et personne ne me dérange. Demain il y aura des tests, mais cela ne me dérange pas, puisque j’ai été prévenue quelques jours plus tôt. Je sais ce qu’ils vont me faire faire, et bientôt, je serais de retour ici. Bien au chaud sous ma couette, entre les murs symétriques de ma prison dorée. Mais bien vite, mon illusion vole en éclats. L’autre est là, et visiblement, elle veut me parler. Pourquoi ? Mais qu’elle aille mourir. Je ne peux pas être en paix un instant ? Même Lyra le sait, qu’il ne faut pas me déranger. Cette femme aux cheveux perturbants, j’ai envie de la tuer. De lui faire beaucoup de mal.

Pourtant, elle s’éloigne rapidement, et m’oublie après avoir parlé toute seule. Elle est étrange, je ne l’aime pas. Elle n’est pas comme les autres humains, je peux le sentir. Cela me dérange. Je ne peux pas calculer les réactions qu’elle aura. J’ai déjà du mal avec les autres humains, alors si elle commence à fausser mes calculs, cela va m’agacer, et je n’aime pas être agacée. Cette fille est trop étrange, j’ai envie de la tuer. De la faire disparaître de ma réalité. Alors je me lève et les rejoints dans la cuisine. Si elle continue à être ici, je vais faire une crise. Cela sera dur pour Lyra de me gérer, je ne veux pas lui causer plus de problèmes. Lyra est gentille, elle me donne plein de compliments. Je veux toujours plus de compliments, chose qui sera compliqué si je me met à convulser.

Je l’entend rigoler, alors que j’approche d’elles. Cette fille, cette intruse, elle me vole Lyra, et récupère les gentillesses qui me sont du. Elle me vole sa présence, et cela met insupportable. Je vais lui faire du mal. Tout en elle me dit de lui faire du mal. Alors, à peine arrivée, je prend un long couteau posé sur le plan de travail. Je prend un long couteau, et me jette sur elle dans l’espoir de la tuer. J’ai calculée l’angle d’attaque, ma vitesse de frappe, je ne devrais pas avoir de mal à lui faire du mal. S’il n’y a pas d’obstacles, je serais bientôt débarrassée. Cette femme, elle n'a rien a faire là. C'est une intruse qui ne s'est pas annoncée. Pourquoi Lyra ne m'a t'elle pas prévenue hein ? Pourquoi m'a t'elle autant perturbé ? C'est aussi un peu de sa faute. Elle n'avait qu'à pas m'abandonner.

Freddie ne m’avait pas écouté, c’était à prévoir. Elle m’avait suivie dans le salon et n’avait pas enlevé ses chaussures, laissant des traces humides de neige fondue sur son passage. Comment ça, « qui ça elle ? » Elle avait beau me regarder avec son air innocent... Freddie, tu n’as pas écouté un mot de ce que je te disais, hein ? La petite boule de fourrure noire dans ses bras me fixait elle aussi, clignant légèrement des yeux. Je soupirai, sentant la fatigue prendre peu à peu le pas sur ma patience.

« Tiens, tu es réveillé. Freddie, va enlever tes... »

Mais c’était déjà trop tard pour retenir la petite fille, voilà qu’elle avait remarqué Osnate et me contournait pour aller la voir, laissant ses empreintes mouillées sur le tapis du salon. J’en viendrais presque à regretter la présence de Fred... au moins elle m’écoute, elle. Même si elle doit me trouver bizarre par moments, je ne pouvais pas lui reprocher... Laissant Osnate et notre invitée faire connaissance, j’allai accrocher mon manteau dans l’entrée tout en écoutant de loin ce qu’elles se disaient. Intérieurement, je priais pour que tout se passe bien... Globalement, Freddie tenait très bien la conversation pour deux. Mais au milieu de ces bribes de discussion, un nom me fit tiquer. Lizzy ?... j’espère que je pouvais compter sur elle.

Alors que je revenais vers le salon, la jeune fille me sauta dans les bras pour réclamer à manger, manquant à nouveau de me déséquilibrer. « Hey, doucement... » Je levai un œil vers la pendule. Il se faisait tard, oui... mais j’avais mangé un croissant avec Fred tout à l’heure, alors je ne ressentais pas trop la faim. Quoi, elles ne partageaient pas le même estomac non plus ? Je repoussai doucement Freddie, jetant distraitement un œil vers la cuisine. Osnatey y était déjà, elle s’affairait à préparer les ingrédients pour le repas. Du moins, je le pensais jusqu’à ce que...

« Osnate, qu’est-ce que tu fais là ?... »

Elle s’approchait avec ce long couteau à la main, celui qu’on utilisait pour découper la viande. Une lueur mauvaise dans le regard, elle venait vers nous, visiblement agacée. Elle n’aimait pas être agacée, c’était mauvais. Osnate sait comment tenir un couteau pour couper des légumes, et comment le tenir pour poignarder quelqu’un.

- Arrête ! »

Par réflexe, je tirai Freddie en arrière pour la protéger. Je n’avais pas été trop lente à réagir... si ? Mais au moins, le coup ne serait pas mortel. Seulement, un autre imprévu vint interférer dans les calculs de ma colocataire. Car au même moment, une note résonna dans la pièce, appelant une masse blanche et duveteuse pour s’opposer à sa lame, comme une grosse boule de coton. Puis, la voix continua, chantant encore quelques couplets pour son public probablement interloqué. Elle avait quelque chose d’envoutant, comme si elle appelait le monde à s’arrêter pour l’écouter. Cette musique, c’était sa manière de demander la fin des hostilités. Car le chanteur c’était elle, cette petite boule de poils sombre restée là où la petite fille l’avait posée. Sa queue s’agitait doucement, comme une vague légère venait déposer son écume sur le rivage. Elle attendait.