Salut , j'habite ici.. Ah vous aussi ? ~~ Lyrou

Alors, c’est le moment... ? Je contemple une dernière fois l’appartement désert, maintenant j’ai débarrassé les lieux de toutes mes affaires personnelles. Quelques rayons filtrent timidement à travers les rideaux, illuminant faiblement le petit salon. Tout est propre, brillant... vide. Je ressens comme un pincement au cœur, ma résolution a beau être faite depuis longtemps, c’est difficile d’abandonner un repère. Cela fait trois ans depuis que je suis venue vivre ici. Beaucoup de colocataires se sont succédées, même si elles n’y sont pas restées longtemps pour la plupart. Un lieu empli de souvenirs, notre refuge de l’étoile.

« On lui dit au revoir. J’espère que la personne qui viendra habiter ici après nous pourra continuer notre histoire. »

Sac à dos à l’épaule, je caresse mon familier enroulé autour de mon cou sous sa forme d’écharpe nébuleuse avant de refermer la porte à clef derrière moi. Les déménageurs sont déjà en route pour amener mes bagages à mon nouveau logement, je n’ai plus qu’à déposer les clefs au concierge. C’est fou comme le temps passe... quelquefois, je me faisais encore cette remarque. Il semble stagner jusqu’à ce qu’on réalise que les mois se sont écoulées, comme un pli de tissu qui resterait coincé dans ses engrenages à attendre qu’on l’en déloge. En sortant de l’immeuble, je fouille mes poches pour retrouver le bout de papier où j’avais noté l’adresse de mon nouvel appartement. Il est situé dans un autre quartier, plus près de l’université et surtout de la ville en elle-même. Il est plus grand que l’ancien, mais tout de même situé sur les étages, c’était une de mes conditions pour que Nera puisse aller et venir sans être ennuyée. D’ailleurs, elle n’avait pas encore vu l’appartement, j’avais hâte de lui montrer.

« Tu vas adorer t’en fais pas, et puis le coin est plus calme, on sera tranquilles pour jouer ensemble... »

Je lui raconte ma visite, palabrant un peu toute seule il faut dire puisque Nera ne me répond jamais, elle semble imperturbable, mais je sais qu’elle m’écoute et cela passe un peu mon excitation. Les déménagements me font toujours ça, le fait de changer d’air, se faire à un nouveau chez-soi, c’est un peu comme partir en voyage et je n’ai pas pu le faire depuis que je suis prisonnière de cette île, alors je me rattrape. Il nous faut une vingtaine de minutes à pied pour rejoindre le quartier, où je commence à chercher le numéro de ma résidence – rapidement trouvée. Je me presse un peu pour entrer, aller récupérer les clefs chez le concierge et laissant les meubles en bas, je les ferai monter plus tard. L’avantage, c’est que je suis habituée aux escaliers, je les grimpe en flèche jusqu’au troisième où se trouve mon appartement.

En arrivant sur le pallier, je remarque que la porte est entrouverte. Une fille aux cheveux roses et longs est postée dans l’embrasure, elle semble hésiter à rentrer... ah, c’est vrai, je devais avoir une colocataire ici. C’est peut-être elle ? Je n’en ai aucune idée, mais maintenant que j’ai cette idée en tête, je m’approche furtivement derrière la demoiselle et l’aborde d’une tape sur l’épaule :

« Bouh ! – T’es conne Lyra, tu vas lui faire avoir une crise cardiaque ! – Salut, j’habite ici, tu es ma nouvelle colocataire ?

Nera n’avait pas cillé, trop habitée à mes pitreries pour se laisser surprendre, mais ça n’avait pas l’air d‘être le cas pour tout le monde. Je souris à la fille, embrayant de suite sur les présentations :

- Moi c’est Lyra, je nous souhaite une bonne entente... enfin, si tu m’en veux pas trop pour ce qui vient de se passer. »

Elle donnait l’air d’être un peu plus âgée que moi mais de peu, ce qui fait que je me sentais plus à l’aise à être familière avec elle. En fait, c’était venu plutôt naturellement, j’en étais contente. Enfin, restait encore à voir comment elle réagirait.

La jeune femme prend plutôt bien mes salutations insolites, c’est une bonne chose. Apparemment, elle n’avait pas eu le temps de visiter avant d’emménager, ce qui explique son comportement de tout à l’heure. C’est vrai que ça devait lui faire drôle, avoir les clefs d’une maison dont on ne connait même pas l’intérieur... Et son nom, Joyce ? Watson... c’est là que je réalise quelque chose d’inhabituel. Il m’arrivait souvent de tiquer sur un prénom, ou un nom, « tiens, t’as le même qu’une amie à moi, » mais là, les deux en même temps ? Pourtant, j’étais incapable de mettre le doigt dessus. Je ne connais aucune Joyce Watson, alors pourquoi ça m’est aussi familier ?

« En effet, j’ai déjà visité. Tu dois être nouvelle sur l’île, c’est compliqué de s’organiser toute seule pour les démarches la première fois. Je te montrerai l’intérieur, tu pourras même choisir ta chambre. »

Je mets ce questionnement en suspens pour le moment, ne voulant pas être impolie à la laisser parler dans le vide. Après tout elle venait de déménager, la fatigue devait lui peser un peu. Alors que j’allais passer le seuil pour entrer dans notre nouvel appartement, la conversation dévie pourtant sur un sujet totalement inattendu.

« Il est adorable ton renard, il a un nom ?
- Tu peux la voir ? Ça alors, c’est peu commun...

Je suis réellement surprise, peu de personnes sont capables de voir à travers son camouflage. Même moi, je suis simplement capable de sentir sa présence, sous son déguisement Nera ressemble point pour point à une écharpe – certes originale.

- Elle s’appelle Nerambra, c’est mon familier. Oh, ne t’inquiète pas, tu n’auras pas à t’en occuper, elle sait se débrouiller toute seule. »

Le petit renard noir fixe la demoiselle de ses yeux d’améthyste, murée sous sa cape de nuages et ce silence, presque de circonstance. Elle lui montre de l’intérêt à sa façon, tapie dans son ombre qui ne la dissimulait pas si bien aujourd’hui. Tout en continuant cette discussion, je passe dans le hall pour mener la visite, montrant à ma colocataire la disposition des lieux.

On trouve une salle d’eau et un salon sur le côté, étonnamment bien équipé pour le prix, et pourvu d’un petit balcon face à la fenêtre qui donne une bonne luminosité à l’espace. De l’autre côté, sur la droite, un couloir désert les chambres. Comme je ne me suis pas encore installée, il n’y a pas de mal à laisser Joyce choisir sa préférée la première, elles sont plutôt ressemblantes de toute manière. Celle située au fond, cependant, se trouve légèrement surélevée de quelques marches, probablement à cause de la structure de la résidence. J’avoue, j’aime bien être perchée moi, alors elle me plait bien cette chambre... Enfin, une fois le tour du propriétaire terminé, je me retourne vers elle pour voir ce qu’elle en pense. C’est plutôt sympa, non ? Cet endroit va vraiment nous changer des blocs étudiants dans lesquels on vivait depuis tout ce temps.

« Alors, ça te plait ? Tu peux être honnête, je ne sais pas trop à quoi tu t’attendais en venant. »

S’il te plait, ne rend pas les clefs, me laisse pas toute seule dans un appartement pour deux comme l’autre fois ! C’est vrai que je me suis faite à vivre seule, maintenant, mais l’animation d’un foyer partagé en bonne entente me manque, et il y a tellement de personnes avec qui j’aurais adoré faire ça. Ce n’est pas le moment d’être mélancolique, alors je souris, on sourit toujours dans ces moment-là. On dit que ça appelle le bonheur.

Pour toute réponse, la belle aux cheveux roses empoigna sa valise pour la tirer jusqu’au salon. C’est bien aussi comme ça. Pendant la visite, j’ai remarqué qu’elle était ailleurs, dans ses pensées, comme perdue dans une projection de ses souvenirs. D’une certaine manière, je trouve qu’on se ressemble, j’aurais peut-être réagi pareil si nos rôles avaient été inversés.

« C'est grand, mais ça me rappelle chez nous... Enfin chez moi pardon... J’acquiesce, comprenant parfaitement son ressenti. Même quand elle tenta de rebondir en lançant un autre sujet, son sourire semblait un peu faux, comme l’étaient les miens dans ces moments – Par contre, la cuisine... Totalement inutile pour moi ! Je ne sais pas cuisiner et toi ? – Disons que je connais de bonnes adresses pour commander des pizzas... je retiens un rire, le revers de la main sur les lèvres, Mais je sais faire quelques recettes, je te monterai. A vivre seule pendant tout ce temps on apprend à se débrouiller, et puis c’est toujours plus amusant de cuisiner à deux.

Après coup, elle tira son lourd paquetage vers le couloir, déclarant qu’elle avait choisi sa chambre – Je vais prendre celle-là si cela vous... te va. J’hoche la tête – Pas de soucis. Je ne relève pas son petit écart de formalité, on vient juste de se rencontrer, il n’y a pas de mal. Je pensais qu’elle irait simplement rentrer ses affaires et commencer à s’installer, mais on dirait qu’elle tique toujours sur ma petite Nera.

- Comme tu l'as devinée, je débarque et heu... C'est quoi un familier ? Je te présente mes excuses si je t'ennuis juste... Il est tellement beau, il a un regard captivant... Cela... ne te dérange pas si je l'observe un peu ? Je n'avais jamais vu de familier jusque-là !

Je regarde mon écharpe, hésite un peu avant de plonger ma main à travers sa brume pour la prendre entre mes mains. Elle a toujours été un peu revêche avec les autres personnes, seulement, il y a quelquefois des exceptions à la règle. Et Joyce, elle a l’air d’en faire partie. Ma petite boule de poils dans les bras, je soupire et me laisse tomber au sol contre le mur, face à elle.

- Un familier, c’est... une sorte de créature légendaire liée à ta magie. Elles n’ont pas toutes les mêmes origines, certaines proviennent de mythes d’autrefois, d’autres sont juste des espèces inconnues ou nées à partir de rien. Si tu veux l’observer, c’est à elle qu’il faut demander. Je me pose un instant, comme réalisant le ton un peu trop sérieux et ennuyeux de ma tirade. – Mais ma Nera n’est pas juste cute, elle a une voix magnifique. J’espère que tu l’entendras chanter un jour. La concernée lève le museau vers moi, interrogative, elle n’est pas certaine si je lui demande un service ou non. De mon côté, je souris juste, touchant son museau du bout de mon index ce qui a pour effet de générer un minuscule éclair entre nous. Nera adore les éclairs, c’est comme une friandise pour elle.

- Dis-moi, c’est un peu indiscret mais... tu pensais à ta famille, pendant la visite, pas vrai ? Moi, j’ai un frère que j’ai laissé en France... alors, je comprends un peu ce que tu ressens. J’ai repensé à ce sentiment de tout à l’heure, je me suis dit que c’était le meilleur moyen de l’amener à se confier. Moi, je n’en parlais pratiquement jamais. Mais si... si je fais le premier pas... peut-être ? Au fond de moi, je suis certaine qu’il y a quelque chose. C’est à ce moment que je me suis fait la remarque – Tu lui ressembles beaucoup, n’empêche... » Pas à mon frère, non. Mais à une amie que je n’avais plus revue depuis des mois...

Joyce s’est installée dans le fauteuil du salon, en face du couloir, abandonnant sa valise dans sa nouvelle chambre en me voyant tomber contre le mur. J’aime bien cette position, je suis tannée d’être restée debout toute la journée. Bien qu’on ait un canapé juste à côté... elle doit me trouver bizarre. Le parquet n’est pas ce qu’il y a de plus confortable, mais je n’y pensais pas sur le moment ; la question soudaine que j’ai voulue lui poser semble l’avoir perturbée un peu plus que de raison. La jeune femme reste silencieuse, son téléphone lui glisse des mains alors qu’elle essayait de le prendre de sa poche. Est-ce que j’ai vu juste ?... j’ai peur qu’elle se sente mal et fasse un malaise si je vais plus loin. Un court instant, j’ai cru que quelque chose de mauvais allait prendre le dessus chez-elle. Un sentiment familier, protecteur et un peu menaçant.

« Tu peux lire les pensées ? Je... Oui je pensais à ma famille en arrivant, c'est presque la même taille d'appartement que nous avions alors oui, j'ai pensé à ma sœur en particulier. Sa sœur ? Je réalise qu’elle a des difficultés à parler, elle sembler lutter pour continuer sa réponse. Alors elle... n’a aucune idée d’où sa sœur peut se trouver. Il y a deux ans... je peux me tromper, mais c’est à ce moment que j’ai rencontré Fred. Toutes les pièces s’imbriquent, les morceaux se recollent, c’est comme un miracle qui se réalise. – Je ne peux pas faire une telle chose, non. C’était juste une intuition, je lui affirme en riant. Même si j’étais capable de maitriser un tel don, je ne voudrais l’utiliser ici. Il est vrai qu’une magie puissante affute l’esprit de son détenteur, cela dit... et quelquefois, il m’arrivait d’entendre des échos portés par le vent.

Joyce avoue donc qu’elle est tiraillée entre l’envie de retrouver sa sœur et le fait d’être retenue ici. Lorsqu’elle parle des permissions spéciales accordées à certains, j’avoue ne pas comprendre de quoi elle parle. Il m’est arrivé, une fois, de réussir à m’échapper le temps d’une journée... mais le prix à payer, lui, la jeune femme aurait été incapable de l’assumer. Peut-être que je ne devrais pas lui donner de faux espoirs... – Du coup je te fais penser à quelqu'un ? C'est qui ? Enfin si ce n'est pas indiscret bien sûr. Je secoue la tête, lui assurant de ce n’est rien. – C’est moi qui suis indiscrète avec mes questions...  En fait, ça doit faire deux ans et demi environs, quand j’ai recueilli une fille qui te ressemblait un peu. Machinalement, j’ai sorti mon portable pour faire défiler ma liste de contacts jusqu’à son nom. Je regarde un peu sa photo, l’alignant sous le visage de Joyce, pour comparer. – Elle s’appelle Fred. C’est vrai qu’elles ne se ressemblent pas tant que ça, l’adolescente à la queue de cheval et aux yeux bleus est bien différente de ma nouvelle colocataire. Cette photo, elle date un peu, je l’avais prise lors d’une de nos sorties en ville, il y a plus d’un an. Elle me rappelle des souvenirs, un sourire nostalgique zébré d’une pointe de tristesse.

- Peut-être que je me trompe de personne. C’était il y a longtemps, mais je lui avais fait une promesse... j’aurais aimé pouvoir la tenir. Même si c’est un peu tard à présent. »

J’ai lâché Nera pour me relever, mon téléphone portable au bout des doigts, marcher quelques pas dans le salon et venir plus près d’elle. D’une certaine manière, je peux sentir la tension des émotions, prête à craquer, n’attendant qu’une étincelle avant qu’une de nous deux ne fonde en larmes. Le cœur d’une personne ne peut contenir ses émotions que jusqu’à un point avant d’éclater. C’était de ces choses qu’on apprend à ses dépens.

« En ... En même temps ?... » Debout face à moi, elle tend son portable avec résolution, malgré que son corps donne l’impression de pouvoir la lâcher à tout moment. Elle veut vraiment savoir. J’acquiesce, levant l’écran de mon portable à sa hauteur. Le mien est sensiblement plus récent, tandis que son modèle ressemble à une vieillerie retirée de la circulation depuis des années. J’en avais un comme ça, à mon arrivée. Depuis il m’a lâché, et j’ai dû me résoudre à faire l’acquisition d’un nouveau. Deux ans. Cela ressemble à la confrontation entre deux époques. Est-ce à cause de sa sœur quelle se refuse à en changer ?

Les deux écrans se retournent, dévoilant l’image qu’ils renfermaient. Sur celui de Joyce, deux jeunes filles aux cheveux roses, au sourire devant l’objectif. Je peine un peu à les reconnaitre, la qualité d’image n’est pas énorme, mais je pense que c’est bien elle. Avec sa sœur... sa petite sœur... Joyce. Je ressens soudainement un immense froid à l’intérieur de ma cage thoracique, comme une poigne glaciale qui m’étreint le cœur. Pourquoi... pourquoi ai-je oublié ? Pourquoi mes souvenirs... Fred m’en avait tant parlé pourtant, non ? Pas vrai ?

Brusquement, un vent froid se lève à travers l’appartement. Quelques flocons l’accompagnent, la température chute un peu, de quelques degrés, tout juste suffisamment pour ressentir la différence. Cela fait une éternité que mes pouvoirs ne m’avaient plus échappé... cette fois, ils ne semblent pas contre moi. Non, je dirais plutôt qu’ils essayent de me parler. « Nera... »

Je me retourne, un peu en panique, titubant dans la confusion ; il faut que je la retrouve. Je me rue dans le couloir, jette un regard à droite, à gauche, mais elle n’est plus là. Je suis sûre que tu sais, toi... ne me laisse pas comme ça... J’ignore pourquoi, j’ai envie de pleurer à présent. L’émotion se noue dans ma gorge, mais je me refuse à la laisser sortir. Joyce a besoin que je reste forte, j’en suis consciente. C’est juste impossible, même si je le voulais, j’en serais incapable.

« Excuse-moi... je ne sais pas ce qui m’arrive. Je prends quelques secondes pour me ressaisir avant de revenir vers la jeune femme. Elle a les joues humides, de la poussière d’étoile au coin des yeux... elle l’avait reconnue aussi, je sais, je l’ai entendue le dire. Mais, la dernière fois que je l’ai vue, ça remonte à si loin. – C’était... il y a un an, l’été d’il y a un an. On est allé à la plage ensemble, en vacances, juste nous deux... » Est-ce qu’elle allait bien ? Je voulais répondre que oui. Après qu’elle a quitté notre appartement pour se trouver un endroit à elle, j’ai tout fait pour l’aider. Fred a même trouvé du travail en ville, elle m’avait semblé si heureuse à ce moment. Je l’appelais toujours par ce prénom lorsque je parlais d’elle, car c’est celle que je connaissais le mieux. Mais Freddie, Ewan, toutes les autres... je les aimais toutes, bien que j’étais encore incapable d’en gérer certaines, je faisais mon possible pour les éviter. Pouvait-on dire que je connaissais Frédérique, cependant ?...

« Je suis sûre qu’elle– que Frédérique va bien. Je te dirai tout ce que tu veux savoir, s’il te plait, laisse-moi juste... un moment. »

Ma voix déraillait un peu, j’y avais mis un peu plus d’émotion que je ne l’aurais souhaité. Comme si une tempête tourbillonnait dans ma tête, je fouillais dans mon cœur pour trouver des réponses. Beaucoup, beaucoup de choses s’étaient passées. J’avais voulu l’aider de toutes mes forces, et je l’avais perdue de vue. Je... j’ai peur de lui avouer. Mon regard ne décroche pourtant pas du sien, je dois y faire face, mais ce sentiment me ronge à l’intérieur. Je pince nerveusement ma manche, sur place, avant de finalement briser le silence. « Tu veux un café ou quelque chose ? »

Moi en tout cas, j’en avais bien besoin. Cependant, j’avais oublié que mes affaires sont toujours en bas de l’immeuble. Il faudra que je les monte avant.

Le froid dans la grande pièce s’est calmé, laissant pourtant son empreinte glacée sur notre peau. Le regard baissé, je me traine péniblement vers la cuisine, me renferme sur mes souvenirs, ces échos d’un temps révolu pourtant pas si lointain. Il n’y a rien à lui cacher, dis Lyra, tu vas lui dire la vérité ? La condition de Frédérique était spéciale, cela je le savais tout autant qu’elle. Mais si elle pense que je l’ai abandonnée... je ne sais pas ce que je ferais.

C’est vrai, il n’y a rien dans les placards, mes affaires sont restées en bas. J’hésite à descendre pour les remonter, maintenant, est-ce vraiment le moment ? Joyce est revenue de sa chambre avec une petite boite contenant un assortiment de thés et quelques gâteaux secs. C’est tout ce qu’elle a, elle me demande si je n’ai pas mes valises avec moi. « Elles sont restées en bas, je comptais les monter plus tard. Ça ira, je ne veux pas te faire attendre encore plus, c’est gentil de ta part. » Je griffe un peu plus le bout de ma manche, inconsciemment, un pied encore entre deux mondes. Ce vent froid m’avait remémoré quelque chose, le blizzard dans lequel je l’avais trouvée. Un village perdu dans la neige en haut d’une colline, le souvenir d’un appel, une voix qui me guidait. C’est là aussi que j’ai rencontré Nera pour la première fois. Est-ce encore cette voix qui m’appelle à travers le vent ? J’aimerais tant le savoir, pouvoir la retrouver.

Pendant ce temps, Joyce a mis l’eau à chauffer et m’interpelle lorsqu’elle est prête. Je la rejoins autour de la table basse, me posant sur l’un des fauteuils face à elle. Il a beaucoup de variétés dans son coffret, mais j’opte sans trop hésiter pour un thé à l’écorce d’orange. Son amertume est agréable dans ces moments, même si je la préfère avec un sucre. Après avoir glissé le petit sachet dans l’eau fumante, je place mes mains tout autour de la tasse pour profiter de sa chaleur avec un soupir, le regard noyé dans le liquide devenu ambré.

« Avant que tu ne commences... mes souvenirs ne sont pas aussi clairs que je le voudrais. Fred m’a dit qu’elle n’avait pas beaucoup d’amis, je me doute que ça doit te faire un choc d’apprendre qu’on était proches. Enfin, jusqu’à ce qu’on se perde un peu de vue... » Je me coupe dans ma tirade, comprenant par son silence que je l’empêchais d’en venir à des choses plus importantes. Moi-même, je ne savais rien de ce qui lui était arrivé depuis notre dernière sortie. Et pour être franche, je ne m’attendais pas à ce qu’un jour, Joyce vienne la rejoindre sur cette île. Deux ans... putain de kamis.

Suite à un bref instant de flottement, je l’invitai du regard à demander ce qu’elle voulait savoir. Le plus dur pour la jeune femme serait d’attendre la réponse avant de poser la suivante, il y avait tant d’énigmes à résoudre. Cependant, le fait qu’elle n’a pas perdu espoir après ces deux ans, je ne sais pas si je dois être impressionnée ou triste pour elle. Je dis ça, mais je reste en contact avec ma petite Kia’ depuis quatre ans que je suis bloquée ici... certains liens doivent juste être plus forts que la distance.

Au fond, j’espère qu’elle la retrouvera... parce que moi aussi je veux la revoir. Fred n’est pas facile avec ses changements de personnalité, mais c’est une amie, une personne chère à mes yeux. Mon regard s’éclaire à cette pensée, c’est vrai, j’avais oublié. Elle pouvait être collante et avoir du mal à faire confiance, mais on avait traversé tout ça. Sur ces pensées, je prends ma tasse entre mes mains pour boire une gorgée... et me brûle la langue comme une idiote. Laissant échapper un petit gémissement, je repose mon thé trop chaud, embarrassée. Aller trop vite et on se brûle toujours quelque chose, comme quoi.

Lorsque je me brûle avec mon thé, Joyce se lève en hâte vers la cuisine pour m’apporter un verre d’eau. Je n’ai pas le temps de protester, trop surprise par son geste qui me parait un peu démesuré. Ce n’est qu’une petite brûlure, j’ai l’habitude de ça... mais la jeune femme a réagi si vite, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle doit y être habituée. Peut-être qu’à cause de sa sœur, ce genre de réflexe lui est devenu naturel. Freddie n’est pas en verre, mais elle devait gérer ses changements au quotidien. Tout en acceptant le verre pour soulager mon semblant de brûlure, je me rends compte que je n’ai jamais réellement traité Fred comme une personne différente. Pour moi elle n’était qu’une fille normale, avec une personnalité un peu particulière. Vivre avec Osnate aussi longtemps a dû m’atteindre un peu aussi, faut croire. Cependant, je ne voyais pas ça comme une mauvaise chose. Avec elle on n’avait pas besoin de se soucier des choses triviales, juste l’essentiel, et faire attention à nos yeux.

Ceux de Joyce, d’ailleurs... vairons, hein ? Comme ceux de mon frère, mais d’une paire de couleurs différente. Vert et ambre, c’est vraiment quelque chose d’inhabituel non ? C’est tellement joli... elle me sourit après avoir répondu, visiblement heureuse que sa grande sœur ait réussi s’ouvrir un peu à d’autres personnes. Sur le coup, je ne sais trop quoi répondre et me contente d’un sourire gêné, détournant le regard pour ne pas la fixer trop intensément. Joyce est gentille... Fred avait raison, elle est vraiment adorable.

« Je ne sais pas si tu sauras me répondre mais, quand tu l'as vu pour la dernière fois, est ce qu'elle était heureuse ? Cette question me surprend, je ne m’y attendais pas... pas parce qu’elle me dérange, non. C’est juste facile d’y répondre.
- Oui, elle l’était. C’est seulement mon ressenti, c’est vrai... mais on s’est vraiment fait de super souvenirs cet été-là. Un brin de nostalgie dans le geste, je reprends mon portable pour regarder notre dernière photo. J’ai peut-être ce défaut de ne retenir que le meilleur de nos moments passés ensemble, quoique, c‘est pas tout à fait vrai non plus. Mais si elle me demandait mon ressenti, c’est la réponse que je donnerais à chaque fois. – Fred... ne parle pas beaucoup de ses problèmes aux gens, n’est-ce pas ? Elle avait trouvé un travail, un appartement à elle... je crois vraiment que tout allait bien pour elle. »

Elle avait même pu s’acheter une guitare, je m’en souviens parce que... c’est elle qui m’a donné l’envie de m’y remettre. Parfois, plutôt que des mots, j’aimerais pouvoir lui montrer les souvenirs qu’on s’était forgés ensemble. Ce serait tellement plus simple... mais ma magie, aussi forte soit-elle, ne pouvait pas faire une telle chose. Je repris ma tasse entre mes mains, prenant soin cette fois de souffler un peu dessus pour ne pas me brûler avant de boire. L’amertume de l’orange me fait grimacer, mais elle me réveille un peu aussi.

A une époque, on échangeait beaucoup avec Fred. Sur la musique surtout, on aimait les mêmes choses, elle m’a fait découvrir plein de groupes. Mais avec le temps, on a fini par oublier de s’appeler. Elle a probablement bougé depuis le temps, peut-être qu’elle ne travaille plus au même endroit.

« Joyce, je peux te demander un service ? dis-je soudainement, appuyant un silence en attendant sa réponse – si tu dois partir à sa recherche, laisse-moi venir avec toi. Promets-moi au moins qu’on partagera nos informations et que tu ne feras rien de dangereux toute seule. »

Implicitement, cette dernière règle ne s’appliquerait qu’à elle, je sais bien que je n’ai aucun sens du danger. Ça m’avait prise bien avant la magie. Mes amis s’inquiètent toujours trop pour moi, je m’en sors toujours très bien pourtant, non ? Mais je ne supporterais pas que mon inconscience mette en danger quelqu’un d’autre. Même si ça implique de n’avoir aucune épaule sur laquelle m’appuyer quand les choses ne vont pas.

Moi aussi, j’espère sincèrement que ça lui fera plaisir de se revoir. La réponse de Joyce est sans l’ombre d’une hésitation, douce et vraiment réconfortante. C’est comme si je voyais Fred en elle, la promesse qu’elle ne m’en voudrait pas, qu’on pourrait rire ensemble, comme avant. Un sourire plein de gratitude, j’acquiesce aux mots de la jeune femme, chassant l’ombre des doutes par la chaleur de ces retrouvailles. Joyce aussi, je dois la protéger. Au moins jusqu’à ce qu’elles puissent se réunir, tout comme j’avais veillé sur sa sœur autrefois.

Ma colocataire sort alors un petit carnet de sa poche, espérant sans doute noter les informations que j’ai à lui donner. Elle veut l’adresse de son travail et celle de son appartement, c’est logique. Ça remonte à loin, je ne suis pas sûre de me rappeler... ça aurait été plus simple de lui demander directement. Seulement... le numéro de Freddie ne répond plus depuis un long moment déjà. Je l’ai gardé pour ne pas effacer les messages qu’on s’envoyait, son adresse est surement quelque part là-dedans. Il suffit de gratter un peu la poussière pour se replonger dans le passé.

« Je ne me souviens plus exactement, mais je pourrai t’y emmener. C’est à Amishawa, c’est facile de se perdre là-bas. Je sais qu’elle habitait dans le coin, mais je ne suis jamais allé chez-elle par contre... »

Avec un peu de chance, elle m’aura laissé l’adresse au détour d’une conversation. Mais c’est vrai qu’elle venait plus souvent chez-moi que m’inviter, on se ressemblait sur ce point... haha. Joyce s’approche un peu, délaissant ses notes pour sortir son portable, avec autre chose en tête. Un bref instant, j’aperçois la photo de son fond d’écran, elle accompagnée d’un garçon. Une autre personne importante pour elle ? Je n’y prête que très peu attention, écoutant plutôt sa demande :

« Si jamais je trouve quelque chose je t’enverrai un message ce sera plus simple. »

Son initiative me surprend, mais elle a raison, ce sera plus pratique pour rester en contact. Et puis, on vit ensemble, ne serait-ce que pour ça, c’est une raison suffisante. Je ferme le contact sur mon téléphone et récite mon numéro, attendant qu’elle tape et m’envoie un message pour confirmer l’échange. « Je me demande quel surnom je vais te donner... hm ♪ Joyce... c’est pas évident comme nom pour ce genre d’exercice. Je réfléchis quelques secondes, avant de me résigner – je trouverai bien quelque chose plus tard. » On se connait à peine, ça viendrait avec le temps. Sur cette résolution, je termine ma tasse de thé d’une traite avant de m’étirer paresseusement, comme un chat l’estomac plein qui se préparerait à une bonne sieste. Dommage, pas le temps de dormir pour les humains... même si j’aimerais bien.

« Je vais essayer de retrouver les coordonnées que tu m’as demandé, mais ça sera compliqué d’y aller ce soir. Je dois encore remonter mes affaires, et... je soupire, – tu voulais savoir autre chose ? Sinon, tu peux m’aider à monter les cartons. Enfin, je peux me débrouiller toute seule, mais ça ira plus vite et... je t’invite à manger en ville si tu m’aide ? »

C’est du chantage, tout à fait, mais à vrai dire j’avais une flemme royale de cuisiner ce soir, alors manger en extérieur me ferait le plus grand bien. Inaugurer notre nouveau lieu de vie en allant manger dehors, tout un concept... bon, c’était lâché, trop tard pour revenir dessus. De toute manière, le frigo est vide, on n’irait pas loin.

En dépit de mon air un peu abattu après cette conversation pleine de souvenirs, j’essaye de sourire encore, de retourner vers un présent plus accueillant. Un brin de motivation intérieure plus tard, je me décide à décoller du fauteuil où je suis installée, que Joyce accepte ou pas, mes valises ne vont pas se monter toutes seules. Je peux toujours compter sur mes créatures de magie pour me filer un coup de patte ! Jouer avec mes pouvoirs me met toujours de bonne humeur, c’est normal après tout, si je veux qu’ils soient heureux, les sentiments que je leur transmets doivent l’être eux aussi. Je descends les escaliers jusqu’en bas de la résidence, allant récupérer les cartons sous la garde du concierge. Il y en a cinq ou six, certains ne contiennent que des livres ou boites de jeux et dvds, d’autres sont plus fourre-tout. Il y a aussi ma guitare, un grand sac et une valise. « Allez Orage, au travail mon vieux ~ » je murmure au vent, appelant à moi le souffle de la tempête qui s’invite à l’intérieur dans un tourbillon glacé prenant l’apparence d’un grand poney au poil long et grisonnant, mêlant une sorte d’amalgame de nuage et de neige. L’animal s’ébroue et racle le sol de ses sabots, m’accueillant d’un bon gros coup de tête dans l’épaule auquel je réponds par une caresse en tentant difficilement de le repousser. T’as vu, j’ai pas cassé la vitre cette fois ! Oui, bravo, on est fiers de toi. Evite de la fracasser en sortant aussi, tu seras gentil. Vive la magie d’orage.

Elle est venue finalement... je tourne la tête en entendant les bruits de pas descendant les escaliers, pendant que mon poney continuait de frotter sa grosse tête sur mon épaule. Joyce marque une certaine surprise en tombant face à l’animal, qui lui ne fait absolument pas attention à elle. Tout impressionnant qu’il est, ce n’est pas comme un familier... lui n’a pas de vraie personnalité, seulement un sentiment qui l’anime. Peut-être que ce soir, j’ai juste envie de câlins moi aussi.

« Je te prends celui-là et pas... pas besoin de m'inviter à diner je peux payer ma part.. »

Ma colocataire contourne soigneusement l’équidé nuageux et se saisit de ma valise pour l’amener jusqu’aux marches. Malheureusement, les roulettes ne vont pas l’aider à la monter dans les escaliers. Elle n’est pas très lourde, mais quand même... c’est étrange de ne pas avoir d’ascenseur ici. Je lui souris simplement, prenant moi-même un carton pour l’attacher au dos de mon compagnon. Il devrait pouvoir en supporter trois sans broncher... suffit d’attacher tout ça correctement. Une petite sangle, quelques tendeurs, ça devrait tenir. « Ça va aller, hein ? Pour toute réponse, mon poney vient attraper ma manche pour la mâchouiller. – Ça les conneries, tu les fais comme un vrai, enfoiré. »

Me libérant de son petit jeu, je passai mon étui à guitare autour de mes épaules et pris un des cartons restants. Il faudrait faire un aller-retour en plus, tant pis. Quatre étages à monter... j’ai beau être habituée, c’est quand même un effort. Mon ami à poils doit faire attention à poser ses sabots sur les marches, mais il trouve son rythme assez naturellement. J’aurais pu voler normalement, mais avec une telle charge, autant ne pas prendre le risque d’abîmer mes affaires. Et puis, ma magie réagit bizarrement ce soir... c’est à cause de Joyce, n’est-ce pas ? Le souvenir de Fred... il est encore vif, quelque part à l’intérieur. Mon cœur ne veut pas s’arrêter de battre, il me fait un peu mal.

Arrivée en haut, je trouve Joyce qui fait une pause devant la porte de notre appartement. Elle a eu plus de mal que moi, on dirait... Je dépose mon carton dans l’entrée, à côté de la valise, soufflant un peu à l’occasion. « Il en reste un en bas, tu peux surveiller Orage ? Qu’il fasse pas de bêtises. » Sans plus de précisions, je redescendis les marches quatre à quatre pour ramener le reste de mes affaires. Ce que j’avais oublié de préciser à Joyce, c’est qu’il aurait tendance à vouloir la câliner aussi... et que dans ces cas-là, il ne faut surtout pas reculer. Parce que sinon, il allait la suivre, et foutre le ramdam dans l’appartement. Surtout avec ses cartons sur le dos, il ne passait évidemment pas la porte d’entrée. Mais c’est ce qu’il fit ; voyant sa maitresse s’évader, il resta devant la porte et approcha sa grosse tête de la jeune femme, son museau cherchant ses mains pour voir si, par hasard, elle n’aurait pas un bout de nuage à grignoter. Il raffole des grêlons, ce goinfre. Faute à une idiote qui s’amuse à donner des préférences culinaires à des créations magiques qui ne devraient même pas manger en premier lieu... tousse.

De retour au bas des escaliers, je me hâte de prendre les derniers cartons dans mes bras pour remonter. Je ne veux pas laisser Orage seul trop longtemps, même s’il est avec Joyce, il n’aime vraiment pas être loin de moi. Je me demande pourquoi, d’ailleurs... ce sentiment, ce lien qui nous unit, on dirait qu’il se renforce au fil du temps. Je l’ai créé ainsi, rien de plus. Mais parfois, j’ai l’impression que son comportement m’échappe. Hehe, qu’est-ce que je raconte ? Il vaut mieux que je remonte. Enfin, il ne peut rien arriver de mal en absence... pas vrai ?

Je remonte les marches en vitesse malgré tout, trop heureuse de pouvoir me débarrasser de ce fardeau du déménagement le plus rapidement possible. Ce n’était pas si lourd, mais quatre étages à grimper, ça faisait les bras quand même. Mais une fois en haut, je remarque que ni Joyce, ni mon destrier de nuages n’attendent devant la porte. « Me dis pas que... » Incrédule, je m’avance jusqu’à la porte pour déposer mon carton dans l’entrée. Et là, le désordre causé par la scène me sauta aux yeux : porte-manteau renversé, quelques boites trainant sur le parquet, et ma valise oubliée au beau milieu du passage. Et là, un grand bruit sourd résonna dans la pièce d’à côté.

Au quart de tour, je me rue vers le salon pour trouver une mise en scène des plus ridicules... ma colocataire étalée sur le sol derrière le canapé retourné, et un canasson magique lui broutant les cheveux sans aucune honte. C’est... c’est le karma, c’est ça, j’ai fait quelque chose de mal ? Je soupire et d’un geste, révoque l’animal à l’état de boule de brume flottante, comme un coup de fouet pour le faire disparaitre. « Sérieux, t’abuses... » Je n’aurais jamais imaginé qu’il aille mettre une telle pagaille dans l’appartement. Du coup, les cartons tombent lourdement sur le sol avec leurs attaches et se renversent un peu plus. Aie, mes affaires.

« Ça va, tu n’as rien ? Qu’est-ce qui t’es arrivé, tu n’as pas eu trop peur ? »

Une main secoureuse tendue, j’aide la jeune femme à se relever au milieu des livres et cahiers jonchés sur le sol. Mes vieux essais de romans... pourquoi est-ce que j’ai gardé ces trucs ? Je ne sais pas... je n’arrive juste pas à m’en débarrasser. Pas que j’en ai honte ou quoique ce soit, mais j’aimerais autant que personne ne les lise pour le moment. Ils sont trop le reflet d’une autre moi, d’une époque dont je ne suis pas exactement fière.

« Vraiment désolée... c’est ma faute, je dois être... ... »

Un ange passe. L’hésitation me saisit, un bref instant, et puis, j’abandonne et la prend dans mes bras. D’une certaine façon, un peu comme Fred l’aurait fait avec moi, naturellement, avec une légère appréhension du rejet. Elle est adorable, et douce, c’est difficile d’y résister. Plus de magie ce soir, finit les bêtises... je reste suspendue à son cou quelques secondes, gelée dans la chaleur de l’instant, juste le temps d’aller mieux, comme la tempête se calme aussi vite qu’elle est survenue. Quand l’étreinte se relâche enfin, je souris simplement à sa réponse, coupant les mots avant qu’ils ne sortent, et m’affaire à nettoyer le champ de bataille qu’était devenu notre nouveau salon. C’est un peu ma faute aussi, après tout... heureusement, rien n’est vraiment cassé, hormis peut-être ce qui se trouvait dans les cartons. Au milieu, quelques feuilles volantes de sont échappées des cahiers et montrent des esquisses de personnages, ou de petits textes griffonnés au crayon de bois. Je m’arrête un bref instant pour les ramasser, bloquant quelques secondes en essayant de relire les écritures éraflées. Il faudra que je pense à y jeter un œil, plus tard, je songe en la glissant dans une pochette.

Je m’affaire à remettre un peu d’ordre dans le salon et mes affaires, vérifiant que rien de fragile ne s’est brisé dans les cartons. A part quelques boites cabossées ayant répandu leur contenu pêle-mêle dans ce méli-mélo de souvenirs, rien de grave. Je n’ai pas confié mes affaires les plus fragiles à Orage, au cas où ce genre de scénario arrive. Ce sera juste un peu ennuyeux de tout ranger, mais je me débrouillerai. Joyce est là pour m’aider, elle s’en veut un peu pour ce qui est arrivé même si elle n’est en rien fautive du comportement de ma magie. De temps à autre, je lui jette quelques coups d’œil discrets, mais c’est aussi pour surveiller qu’elle ne mette pas la main sur quelque chose de gênant par inadvertance. Alors, quand elle se met à rire toute seule devant la pile de feuilles qu’elle ramasse, mon cœur a un peu raté un battement. Heureusement, elle prend vite l’initiative de s’expliquer plutôt que me laisser paniquer toute seule.

« Je suis vraiment désolée, il faudra que tu me fasses faire connaissance avec ta ménagerie par étapes, je ne sais pas m'y prendre avec les animaux. Ah, ce n’est que ça ? Un soupir de soulagement m’échappe, un petit rire suivant pour se joindre au sien.
- J’ai cru comprendre... tu es plus à l’aise quand ils sont petits ? Tu ne m’avais pas semblée mal à l’aise avec Nera. Je ferai plus attention la prochaine fois, excuse-moi encore.

C’est vrai, c’est difficile de contrôler leur réaction, ils sont parfois imprévisibles tout comme la magie qui les anime. Une chose d’autant plus vraie avec la mienne... quoi de plus indomptable qu’une tempête sous un ciel bleu d’été ? De nombreuses personnes auraient critiqué ma pauvre maitrise, que je suis stupide de les laisser faire ce qui leur plait. Mais ce n’est juste pas comme ça que je vois mon pouvoir. Joyce n’est pas comme eux... ça me fait du bien de le savoir. Peut-être que, si je l’habitude petit à petit, je pourrai jouer avec elle avec mes amis de nuage.

- Qu'est-ce que tu dessines bien, c'est fou, tu es dans un cursus artistique ?

Hein ? Un frisson me remonte le long de l’échine et quelques rougeurs naissent sur mes joues pâles. Je ne dessine pas si mal, d’accord, mais une école d’art, c’est loin d’être à ma portée ! – Ne te moque pas... je ne suis pas si douée. Timidement, je me lève pour aller épier la trouvaille de ma nouvelle amie, espérant qu’elle ne soit pas tombée sur quelque chose de trop embarrassant. Par le passé, il m’arrivait de dessiner des personnages, souvent inspirés d’amis ou de rencontres sur internet, mais ce qui me réussissait le plus, c’était les paysages de nature sauvage. Celui qu’elle a dans les mains, je m’en souviens, c’est la maison de campagne qu’avait une amie de la famille de Kiara. On y allait souvent jouer l’été, toutes les deux...

Joyce reprend le rangement comme si de rien n’était, m’assurant qu’elle me rembourserait si quelque chose a été cassé. Elle s’inquiète beaucoup, ce ne sont que des objets qui ont plus de valeur sentimentale qu’autre chose. Comme les souvenirs, parfois ils se brisent et on les oublie, ce n’est pas si grave. C’est comme ça que je le vois.

- C'est un autre de tes familiers ? Le cheval ? On peut en avoir combien ? Et comment on sait qu'on en a un ? Ils apparaissaient de nul part ?
- Ce n’était pas un familier, perdu, je réponds en souriant. Avec ma magie, j’aime bien créer des formes animales et les animer, leur donner une vie et une émotion. Ces créations sont éphémères, c’est différent d’un familier, mais j’en ai énormément. Une montagne de peluches ! je m’exclame en ouvrant les bras pour mimer la taille du monticule de coton animé. Je m’arrête un instant pour rire, et aussi un peu détendre l’atmosphère. Je ne sais pas exactement combien on peut avoir de familier. La plupart des gens n’en ont qu’un et il se montre à toi lorsqu’il te sent prête à l’accueillir. »

D’une certaine manière, ils apparaissent un peu de nulle part, c’est vrai. J’ignore si c’est le cas pour tout le monde, ils sont tous si différents. Je sais que... Nera m’a longtemps appelée avant d’apparaitre devant moi. C’est en suivant ces voix dans ma conscience que j’ai rencontré Fred. Ça aussi, c’est peut-être le destin.

De mon côté, je finis de rassembler mes dernières bricoles éparpillées sur le plancher et redresse le canapé. « Voilà, comme si rien de s’était passé ! » Je me laisse tomber dessus et attrape un coussin qui trainait pour me caler, contente d’avoir enfin fini le ménage. Même si je semble oublier que les cartons ne vont pas se ranger tout seuls dans ma chambre... les traitres. Distraitement, je joue un peu avec le coussin, allongée sur le dos, jusqu’à ce qu’une chose me vienne à l’esprit.

« Dis, Joyce, c’est ta première colocation ? Je sais que je suis un peu étrange, et c’est toujours drôle la première fois... j’espère qu’on se fera plein de chouettes souvenirs. Le plus important, c’est qu’on se sente chez-nous. »

Je me redresse et lui fait un grand sourire, l’oreiller toujours dans mes bras serré contre mon cœur. Une colocation, c’est pas toujours évident. Il faut apprendre un tas de trucs, à respecter certaines choses, savoir se laisser aller à d’autres. Et qu’on sache se parler quand les choses ne vont pas. Le reste, ça vient naturellement.