Il est temps de découvrir quelques vérités. {Elina/Emily}

Le petit trio se trouvait désormais dans le centre-ville d’Awashima, à parcourir les différentes boutiques qui s’offraient à leur vue. Autour d’elles, les conversations animées des badauds formaient une sorte de fond sonore continu qui les accompagnait tout au long de l’allée. Ce qui contrastait avec le silence qui régnait entre les trois demoiselles. Heureusement qu’Asami était là pour animer un peu l’ambiance, car sinon, on aurait pu se croire à un cortège funèbre. Mais même elle et sa bonne humeur n’arrivait pas à chasser la morosité qui entourait cette sortie. Oui, Elina n’avait toujours pas pardonné à Emily son comportement d’un peu plus tôt. Si bien qu’elle l’ignorait complètement, ne lui répondant qu’en cas d’absolue nécessité. Et là encore, il lui arrivait de l’ignorer. La jeune femme semblait avoir compris qu’il était inutile de s’évertuer à essayer de communiquer, même ses tentatives de contact télépathiques avaient cessés. Elina avait fermé son esprit, exercice auquel elle s’était exercée depuis que la jeune femme avait développé ce don télépathique par lequel elle s’était déjà introduite plusieurs fois dans sa tête. Ainsi, elle bloquait toutes tentatives de dialogues silencieux. Emily n’écoutait pas quand elle disait quelque chose, pourquoi est-ce qu’elle devrait faire différemment ? C’était ainsi que s’était installée cette triste ambiance, qui ne semblait pas sur le point de s’améliorer.

Marchant en tête aux côtés d’Asami, Elina regardait sans grand intérêt les différentes vitrines qui défilaient devant ses yeux. Elle n’était déjà pas trop enchantée à l’idée de faire cette sortie, elle l’avait acceptée à la base pour faire plaisir à Emily. Et maintenant, ni l’une ni l’autre n’appréciait cette sortie shopping. Mais elle n’en démordait pas : la jeune femme avait accumulé trop d’erreurs à la suite, et en plus, n’avait pas eu la décence de lui faire des excuses. Alors, même si elle avait l’intention de lui en faire maintenant, c’était trop tard ! Elle avait droit à un minimum de considération, tout de même… Peut-être l’ambiance lui était trop pesante, car Emily vint à les laisser seules, elle et Asami, prétextant devoir acheter une quelconque babiole pour une collègue. Pas besoin de pouvoir lire les pensées pour voir qu’elle voulait tout simplement s’éloigner. Elina ne chercha cependant pas à la retenir, malgré qu’elle était tout à fait consciente de ce fait. Ainsi, elle la regarda s’éloigner, et elle ne tarda pas à être engloutie par la foule. Les yeux fixés sur son dos qui n’était déjà plus dans son champ de vision, Elina resta ainsi jusqu’à ce qu’une voix attire son attention :

- Je suis désolée…

C’était Asami, et elle s’excusait. Elina ne voyait pas pourquoi elle le faisait. Après tout, elle n’avait rien fait de mal, elle avait été manipulée par Emily pour qu’elle crée une scène qui satisferait les goûts bizarres de la jeune femme. Néanmoins, elle semblait se tenir pour responsable :

- Si je n’étais pas venu, ça ne serait pas arrivé. Maintenant, à cause de moi, tu es fâchée avec ta sœur…

- Non, ce n’est pas de ta faute… C’est juste que… C’est compliqué.

Marquant une pause, Elina réfléchit à ce qu’elle pouvait dire sans trop en dire :

- Emily et moi, on ne vit pas ensemble depuis très longtemps, et on est très différentes, toutes les deux. Alors, elle a parfois tendance à oublier cela, et à dire ou faire des choses… que je n’apprécie pas.

Asami semblait comprendre qu’elles avaient des circonstances particulières, toutes les deux, et ne chercha pas à en apprendre davantage. Elle semblait avoir encore des choses à dire, mais Elina n’était pas d’humeur à en écouter davantage. Aussi, encouragea-t-elle la jeune fille à garder pour elle ce qu’elle avait à dire :

- Et si on allait acheter ce téléphone ? Je n’y connais rien, moi ! Il va falloir que tu me conseilles…

Cette perspective sembla l’enchanter, si bien qu’elle reprit sa marche en sautillant légèrement. Une grosse vingtaine de minutes plus tard, Elina avait fait l’acquisition d’un téléphone relativement bon marché, par rapport aux capacités de l’engin. Il s’agissait du même modèle que celui d’Asami, et elle affirmait avec enthousiasme que c’était un appareil de qualité. Mais le plus dur restait à venir : il fallait démarrer l’engin. Lorsqu’Elina demanda à la jeune fille comment faire, elle secoua la tête avant de répondre :

- Il faudra que tu demandes à ta sœur, moi je dois y aller. Je suis contente d’avoir pu passer un moment avec toi Elina, tu es une chic fille tu sais ? Faut que je file maintenant ! À lundi, et n’oublie pas de te réconcilier avec Emily !

Elle avait dit ces derniers mots en s’éloignant, agitant sa main dans un signe d’au revoir. Seule, au milieu de la foule, Elina réfléchissait. Qu’est-ce qu’elle devait faire, maintenant ? Rejoindre Emily, malgré l’ambiance qu’il y avait entre elles ? Devait-elle lui pardonner, comme si rien ne s’était passé ? Non, ça c’était impossible… Par contre, si elle lui faisait des excuses, là maintenant… Si elle se montrait sincère, et qu’elle montrait du remord pour ce qu’elle avait fait…

Oui, elle allait aller retrouver Emily, et lui demanderais des excuses sincères et authentiques. Alors, elle la pardonnerait ! Et tout reprendrait son cours normal, aussi normal qu’il pouvait l’être sur cette île. Maintenant, le plus dur restait à faire. En effet, elle n’avait aucune idée d’où la jeune femme pouvait se trouver. Seulement, Elina était du genre débrouillard ! Aussi, elle estima que la meilleure solution consistait à revenir sur ses pas, jusqu’à l’endroit où elles s’étaient séparées, et prendre la même direction qu’elle avait prise. De là, cela aurait été un coup de poker, mais cela ne coûtait rien d’essayer !

Le plan qu’elle avait mis au point se passa beaucoup mieux que prévu… Car à peine avait-elle emprunté le chemin qu’avait pris Emily, qu’elle aperçut au loin une silhouette familière. Trop familière… En effet, la personne qu’elle voyait n’était autre qu’Alan Smith, l’homme qui avait bien failli lui ôter la vie. Elina sentit des sueurs froides l’envahir, et ses jambes se mirent à trembler. Elle avait peur, peur de le voir se déplacer, de le voir ainsi de nouveau en mesure de lui faire du mal, ou de faire du mal à… Emily ? Elina venait de repérer la jeune femme, elle aussi. Et d’après ce qu’elle voyait, elle suivait l’homme en question ! La colère la gagna à nouveau, mais un autre type de colère. Cette fois, c’était de l’inquiétude qu’elle se nourrissait, et non du reproche. Avait-elle oublié comment s’était passée leur dernière rencontre ? Elina avait failli mourir, et Emily avait été sévèrement blessée. Et elle se lançait seule, à sa poursuite ! Ici, il n’y avait pas de lynx à manipuler pour sauver la mise ! La jeune russe se lança droit sur la jeune femme, bousculant à moitié les badauds qui se mettaient sur son chemin. Enfin, arrivée, elle attrapa la manche de la jeune femme, et tira de petits coups secs dessus. Cela lui permit de focaliser l’attention de cette dernière sur sa personne. Son expression étonnée montrait qu’elle ne s’attendait pas à la voir ici, il fallait bien avouer qu’elle avait joué d’une chance insolente sur ce coup… Mais la jeune femme ne tarda pas à reporter son regard sur l’imposante silhouette qui s’éloignait. La fixant d’un regard courroucé, Elina l’admonesta :

- T’as perdu la raison ? Tu allais le suivre toute seule ? Tu as déjà oublié ce qu’il s’est passé la dernière fois ?

Elina avait bien conscience de ce qui avait dû pousser la jeune femme à agir de cette façon. Elle n’avait aucun moyen de la contacter, ou du moins ne savait pas qu’elle acceptait à nouveau ses messages télépathiques. Mais sa colère mêlée à l’inquiétude lui faisait mettre de côté ces raisons tout à fait logiques. Au lieu de quoi, elle reprit sa tirade :

- Je sais, je sais pourquoi, mais je m’en fiche ! C’est dangereux bon sang ! Je ne veux pas qu’il t’arrive malheur, espèce d’idiote !

Ses sentiments se mélangeaient, et elle avait du mal à faire le tri dans ses idées. Elle parvint toutefois à dire :

-  Des excuses… Je veux des excuses, pour m’avoir humilié, pour avoir pris cette photo et pour avoir voulu la partager. Je veux aussi des excuses pour m’avoir reproché d’être fâchée, et des excuses pour avoir voulu partir sans moi ! Et je veux des excuses pour ne pas t’être excusé !!! Et que tu promettes de plus recommencer tout ça !

Elina avait des larmes aux coins de ses yeux. Elle se rendait compte à quel point elle n’aimait pas être fâchée avec Emily, à quel point cette distance qui s’était créée lui était désagréable. Maintenant, il restait à voir la réaction de la jeune femme face à ce débordement d’émotions.

Maintenant qu’Elina venait de vider son sac, elle ne pouvait plus qu’observer en silence Emily, attendant avec angoisse sa réaction. Peut-être allait-elle refuser de se soumettre à sa demande, estimant que ce n’était pas le moment de faire causette ? Ou même simplement qu’elle n’avait pas à s’excuser, carrément… Mais les craintes d’Elina étaient infondées, car Emily affichait en cet instant une expression qui en disait long sur ce qu’elle ressentait. Ses yeux étaient eux aussi embués de larmes, sans que ces dernières ne viennent à couler pour autant. Et lorsqu’elle prononça son prénom, le remord semblait avoir donné la forme à sa voix. S’ensuivit alors des paroles, des excuses nimbées de sincérité, la chose qu’Elina avait tant attendu que la jeune femme fasse. Et elle lui promit de ne plus refaire ces erreurs… Malheureusement, cela ne pouvait l’empêcher d’en faire de nouvelles, d’un autre genre, mais bon, il était impossible de pallier à toutes les éventualités. Le principal, pour l’instant, était que maintenant, Elina avait reçu les excuses d’Emily, et elle sentit un poids quitter son cœur. Il était inutile de le nier, savoir que la situation s’était arrangée la soulageait, et grandement. C’est qu’elle s’était attachée à la jeune femme, et ce malgré sa réticence à le faire. Essuyant les larmes toujours coincées dans les coins de ses yeux, Elina décida de prendre la parole :

- C’est bon, c’est… tout ce que je voulais entendre. Mais pour ta punition, pas de bise ce soir !

Elle disait cela en plaisantant à moitié, car elle n’était pas sure de lui accorder ce privilège. Après tout, depuis ce matin, les expériences avec les baisers, elle avait donné… Néanmoins, ce débat intérieur allait devoir attendre encore un peu, car dans l’immédiat, il y avait plus urgent. Alan venait de bifurquer dans une rue adjacente moins fréquentée, dès lors si elles ne voulaient pas le perdre de vue, il valait mieux qu’elle se mette à sa poursuite. Enfin, elle ne comprenait pas trop pourquoi Emily tenait à ce point à le suivre, elle-même estimait pour sa part qu’au plus loin il se trouvait ce sale type, au mieux c’était. Mais elle avait peut-être une raison valable de suivre leur ennemi déclaré, aussi décida-t-elle de se fier à son avis. Mais apparemment, elle-même attendait qu’elle réagisse, hésitant probablement à prendre les devants quant à la suite de leurs actions, vu ce qui venait de se passer entre elles. Aussi, poussant un profond soupir, la jeune russe se résigna à dire :

- Eh bien, on devrait se mettre en route, sinon, il va nous semer…

Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’elle voulait se rapprocher de lui, mais bon, elle s’était faite à l’idée de risquer de tomber à nouveau sur lui, tôt ou tard. Même si elle devait bien l’avouer, elle aurait préféré que cela ne se reproduise jamais, ou alors en étant bien préparée psychologiquement. Cependant, peu importait son ressenti actuel, elle se devait de se montrer à la hauteur ! Pas comme la dernière fois, où elle s’était montrée plutôt pathétique…
Ainsi, le petit duo se mit à suivre les traces du colosse, jusqu’à arriver à l’endroit où il avait échappé à leur vue. Qu’allait-il se passer désormais ?

Retrouver le mastodonte qu’était Alan ne s’avéra pas être une tâche bien ardue, après tout, il était repérable de loin. Et c’est en compagnie d’un individu suspect qu’il se trouvait en cet instant. Planquées dans un coin, les demoiselles observaient en silence l’étrange duo. La personne avec qui parlait Alan n’avait pas franchement l’air plus avenant que lui, bien qu’il semblait moins costaud que ce dernier. Cependant, il n’en avait pas besoin, quelque chose en lui démontrait qu’il n’était pas à le prendre à la légère… Emily se demandait s’il s’agissait d’un complice, mais Elina aurait été bien en peine de le confirmer. Elle n’entendait rien de ce qui se racontait plus loin, et impossible de lire sur les lèvres, étant donné qu’Alan était de dos, et que son interlocuteur avait une écharpe qui empêchait de voir ses lèvres. Et puis, même ainsi, Elina ne s’était jamais essayé à cet exercice, alors…

La conversation entre les deux hommes, du moins le supposait-elle, n’avait pas l’air d’être des plus amicales. Alan semblait très agité, comme s’il avait des reproches à faire à l’autre. Fait qui se confirma lorsque le plus baraqué des deux essaya de frapper le second. Décidemment, cet homme semblait bien plus enclin à faire fonctionner ses poings que son cerveau… Cependant, l’autre homme n’eut aucun mal à esquiver ce coup, et il en profita pour lui rendre la monnaie de sa pièce, avec les intérêts qui allaient avec. Sous la force du coup qu’il reçut à son estomac, il tombe à genoux, se tenant ce dernier avec ses mains. Est-ce que cet homme était particulièrement fort, ou bien les blessures encore fraîches d’Alan était en cause ? Quoi qu’il en soit, il semblait particulièrement dangereux pour avoir maté aussi facilement un adversaire tel que le mastodonte qui avait failli lui ôter la vie. Heureusement, ce dernier s’éloigna, non sans avoir encore échangé quelques mots avec celui qu’il venait de mettre à terre. Ce dernier restait justement agenouillé, en proie à ce qui semblait être une intense douleur. L’autre type ne l’avait pas loupé…

Emily lui fit part tout haut ce qu’elle pensait tout bas. Alan n’était qu’un sous-fifre, le larbin de cet homme qui semblait bien plus dangereux qu’il ne l’était. Et ce n’était vraiment pas un fait rassurant… Que pouvaient-elles bien faire, maintenant ? Elles n’avaient rien appris d’intéressant, si ce n’était qu’Alan faisait équipe avec un type dangereux, et que de toute évidence, ce n’était pour faire du bénévolat dans un hospice… Peut-être qu’elles pouvaient s’approcher et profiter de l’état de faiblesse d’Alan pour l’interroger ? Encore que, il est dit qu’un animal blessé n’en est que plus dangereux… Et Elina l’aurait volontiers classifié dans cette catégorie ! Cependant, en prenant certaines précautions, elles pouvaient grandement réduire les risques. Mais disposait-il seulement d’informations dignes d’en prendre ? Là était tout le dilemme…

Mais Emily, elle, avait une autre idée. Elle semblait penser que le moment était idéal pour aller fouiller l’appartement d’Alan, dont elle connaissait l’adresse, étant donné qu’il se trouvait là, devant elles. Elle avait l’impression qu’il allait tarder à rentrer, contrairement à elle qui se disait qu’il risquait fort de rentrer directement chez lui pour se remettre de cette rencontre. Mais bon, c’était Emily, la télépathe, peut-être avait-elle perçu quelque chose dans l’esprit d’Alan qui lui donnait cette certitude ? Aussi, elle acquiesça dans son sens, et s’éloignèrent de l’homme toujours prostré au sol. Elina fouilla alors dans son sac, cherchant le petit bout de papier sur lequel elle avait noté l’adresse d’Alan. Il ne restait donc plus qu’à se rendre sur le lieu en question. C’est ainsi qu’elles regagnèrent la voiture d’Emily, et roulèrent jusqu’à l’adresse mentionnée, qui ne se trouvait d’ailleurs pas bien loin du centre-ville, d’ailleurs.

Toujours installées dans la voiture, qui se trouvait garée un peu à l’écart de l’adresse à laquelle elles devaient se rendre, les deux demoiselles se concertaient avant de se lancer dans l’opération qu’elles avaient prévue. Il ne fallait pas prendre à la légère les risques qu’elle représentait, et Emily se chargea de le rappeler avant qu’elles ne quittent le confort douillet de la voiture, qui n’avait jamais semblée aussi attrayante aux yeux d’Elina qu’en cet instant. Elle essayait de ne pas le montrer, mais elle n’était vraiment pas rassurée. Bien qu’elle ne soit pas particulièrement peureuse, l’idée de se jeter dans la tanière d’une brute telle qu’Alan sans savoir ce qui pouvait s’y trouver ne l’enchantait guère. Cependant, elles avaient décidé toutes les deux de le faire, alors mieux valait le faire correctement, et surtout, très vite. Moins elles passeraient de temps là-dedans, mieux cela vaudrait…

Emily préconisa deux conseils, dignes d’un grand stratège. Le premier était de prendre la poudre d’escampette au moindre signe du retour de l’habitant des lieux. Ça, elle était totalement pour, même si elle espérait que cette éventualité ne se présente jamais. Même en prenant la fuite de façon précoce, elles ne pouvaient pas être sures qu’il ne les repère pas. Et s’il les suivait jusqu’à l’appartement sans qu’elles ne s’en rendent compte ? Il ne fallait pas qu’elle pense à ça, sans quoi elle n’arriverait plus à dormir la nuit… Enfin, au moins, elles avaient un radar à portée de main, à savoir les capacités télépathiques d’Emily. Restait à voir jusqu’où elles les permettraient de réagir à temps. Le deuxième point qu’elle aborda était le risque qu’il y ait d’autres personnes dans la maison d’Alan. En effet, c’était une possibilité non négligeable, car après tout, peut-être qu’il y avait quelqu’un d’assez insensé sur cette île que pour vouloir vivre avec lui ? Elle se rappela un bref instant l’histoire de Sergeï et Larissa, avant qu’Emily ne précise sa pensée. Elle pensait davantage à des complices qu’à une conjointe. Certes, il n’était pas à exclure qu’il s’agisse là de la planque de tous ces malfaiteurs potentiels, mais dans ce cas, chaque membre du groupe pouvait éventuellement avoir offert son logement à cette fin. Dès lors, les chances étaient plutôt minces… Cependant, mieux valait pécher par excès de prudence, n’est-ce pas ? Aussi, écouta-t-elle attentivement les précautions que voulait prendre Emily avant de s’aventurer dans la bâtisse. Elle établit un point de rendez-vous pour le cas où elles viendraient à devoir se séparer, et bien que cette idée ne lui plaisait vraiment pas, elle acquiesça aux dires de la jeune femme. Maintenant que les préparatifs étaient faits, elles pouvaient entamer leur sortie entre filles…

Emily fut la première à sortir de la voiture, et donc à arriver devant la maison. Gardant le silence, elle attendit la confirmation de sa compagne comme quoi il n’y avait pas âme qui vive dans la maison, bien que les voisins, eux, étaient bel et bien là. La vigilance s’appliquait donc, car en cas de repérage, la police avait toutes les chances d’être impliquée. Et ça, ce n’était jamais une bonne chose… Regardant les fenêtres des maisons des voisins d’Alan, Elina eut soudain une idée pour améliorer leur furtivité. Mais alors qu’elle s’apprêtait à faire part de cette idée à sa complice de crime, un chat eu la très bonne idée de sortir d’une poubelle juste à côté d’elles. Outre la presque crise cardiaque qu’il fila à la jeune russe, il provoqua également un vacarme conséquent. Elina ne put s’empêcher de lâcher un :

- Imbécile de chat !

Le tout en se cachant avec Emily. Cachées derrière une voiture, les deux jeunes femmes guettaient un mouvement aux fenêtres des voisins, mais heureusement, le boucan provoqué ne rameuta pas ces derniers. Elina profita de ce moment pour faire part de son idée à Emily :

- Je pense pouvoir augmenter nos chances de passer inaperçues. Je peux créer davantage de buée sur les carreaux des maisons des voisins, ainsi, même s’ils passent la tête par la fenêtre, ils ne verront que des formes floues. Alors, si on marche l’une derrière l’autre, ils pourraient croire qu’on est Alan. Tu en penses quoi ?

La seule faiblesse de ce plan était que la buée serait à l’extérieur, et non à l’intérieur, ce qui pourrait paraître bizarre. Mais la nature ayant ses caprices, ce détail pouvait facilement passer comme sans importance. Néanmoins, si Emily estimait que c’était trop dangereux, elles s’en passeraient.

Emily sembla grandement emballée par l’idée de la demoiselle, qui s’exécuta aussitôt. C’était la première fois qu’elle se risquait à un exercice de ce genre, aussi dut-elle faire preuve d’un grand effort de concentration. L’astuce consistait à créer de la vapeur juste en dessous des fenêtres, ainsi elle embuerait ces dernières. Elle utilisa donc cette forme aqueuse atypique pour recouvrir les carreaux de buée. Sitôt fait, les deux jeunes femmes s’avancèrent, bien qu’Emily ait déjà pris un peu d’avance sur elle sur ce point. Arrivées devant la porte d’entrée de la demeure d’Alan, Emily l’ouvrit comme par magie. Enfin, elle avait vraiment usé de magie pour réaliser ce tour de passe-passe, elle avait utilisé le vent pour ce faire, comme elle ne manqua pas de le lui faire remarquer. Ce n’était pas non plus son premier essai, elle avait déjà eu l’occasion de tenter l’expérience à l’hôpital lorsqu’une clef avait décidé de jouer à cache-cache. Mais Elina n’eut pas le temps de commenter cette révélation, qu’une horrible odeur vint envahir son odorat. C’était une véritable infection, à tel point qu’elle sentit les larmes lui monter aux yeux. La seule chose comparable qu’elle ait jamais senti était l’odeur d’un rat mort en décomposition que ses petits camarades de l’orphelinat lui avait gentiment glissé dans ses draps. Elina ne put que remonter un pan de son tee-shirt sur le nez, afin de réduire au maximum l’odeur qui lui parvenait aux narines, avant de pénétrer la demeure, emboîtant le pas à Emily qui eut la courtoisie de créer une douce brise autour d’elles, ce qui épargna à leur nez de mourir dans d’atroces souffrances, et qui eut le mérite de lui rendre l’usage de ses deux mains.

Les deux jeunes femmes entrèrent donc, découvrant le désordre et la crasse qui régnait en maître en ces lieux. Vu la couche de poussière qui se trouvait sur les meubles, soit on ne connaissait pas la notion de ménage dans cette demeure, soit il n’y avait personne depuis plusieurs jours qui n’y avait mis les pieds. Ou les deux… Quoi qu’il en soit, l’heure était venue d’inspecter cette bâtisse, à l’image du sale type qu’était Alan, comme ne manquait pas de le faire remarquer Emily. Cette dernière lui fit alors signe qu’elle allait commencer par le petit salon qui se trouvait sur leur droite, même si elle, personnellement, aurait plutôt opté pour aller directement chercher dans une chambre ou mieux encore, un bureau, si cette maison en possédait un. C’était les endroits où on cachait le plus volontiers des documents importants, voire compromettants. Enfin, peut-être avait-il laissé traîner quelques paperasses dignes d’intérêt là-bas quand même ? Elle suivit donc Emily dans la pièce qui serait la première étape de leurs investigations. La jeune femme se rua sur une étagère, scrutant attentivement son contenu. L’œil d’Elina, lui, fut plutôt attiré par une petite lumière clignotante dans un coin de la pièce. Un répondeur ? Cela faisait bien longtemps qu’elle n’en avait pas vu. Elle se dirigea vers ce dernier, et soufflant la couche de poussière qui s’était déposée dessus, pu lire sur le petit écran « Réécouter le dernier message ? ». Cela voulait donc dire qu’Alan avait déjà écouté ce message. Mais il ne l’avait pas effacé, ni enregistré. Bizarre… Peut-être avait-il simplement oublié de le faire ? Après tout, cet homme-là ne semblait pas être un exemple de réflexion… Néanmoins, Elina ne se priva pas pour enfoncer la touche nécessaire pour valider la commande. Après un léger bip, des mots résonnèrent dans la pièce, une voix d’homme, qu’elle ne connaissait pas, ce qui n’avait rien de très surprenant. Ce qui le fut davantage, ce furent les paroles qu’il prononça :

- Bonjour Alan, c’est encore moi, tu n’es pas venu me voir hier, alors je suis venu me servir chez toi, hé, hé. Tâche de ne pas oublier ta prochaine livraison, ce serait vraiment un problème sinon.

Alors qu’Elina essayait de comprendre le sens caché de ce message, Emily vint la rejoindre, et renfonça le bouton afin de pouvoir entendre à  nouveau son contenu. Cette deuxième écoute ne lui en appris cependant pas davantage sur ce que signifiait ces paroles, il fallait donc faire fonctionner ses méninges pour en deviner la signification. Emily, d’ailleurs, lui faisait déjà part de sa propre interprétation. Pour elle, il s’agissait de menaces. Ce n’était pas impossible, en effet. La fin du message pouvait faire penser cela, d’autant plus que le ton employé n’était pas des plus amicales. Il y avait… quelque chose de moqueur, dedans. Comme si ses paroles étaient lourdes de sens. Quoi qu’il en soit, une chose était sure, de ce qu’elles avaient pu entendre. Alan devait livrer quelque chose, ce qu’il n’avait pas fait. Mais qui était donc le destinataire de cette livraison ? Même cela, elle ne pouvait le savoir… Ce message soulevait plus de questions qu’il n’apportait de réponses. Or, c’était bien là ce qu’elles étaient venues chercher ! Peut-être qu’en fouillant attentivement la demeure, elles mettraient la main sur le quelque chose qu’il devait livrer. La seule chose qu’on pouvait déduire sur le quelque chose était qu’il y en avait dans cette maison. Peut-être de l’argent ? Il avait peut-être contracté une dette auprès d’un type louche, une sorte de mafieux qui maintenant, lui mettait la pression pour récupérer son bien ? C’était peut-être même le type de tout à l’heure, vu l’ambiance qui régnait. Cependant, le terme « livraison » ne collait pas avec cette théorie… Non, elle ne disposait pas d’assez d’élément que pour parvenir à une conclusion satisfaisante. Bref, cette découverte se révélait bien pauvre…

La suite des fouilles dans le salon ne révéla rien d’autre. Pas de papiers sur lequel étaient écrit des informations utiles, pas de numéro de téléphone pouvant offrir un début de pistes, rien. Mieux valait s’attaquer à une autre pièce, histoire de rentabiliser leur temps. D’ailleurs, en parlant de rentabiliser…

- Emily, tu ne crois pas que ce serait mieux qu’on fouille des pièces séparément ? On aurait surement plus de chances de mettre la main sur quelque d’intéressant rapidement de cette façon.

En effet, si la fouille ne prendrait pas moins de temps, elles avaient toutefois plus de chances de trouver une information rapidement, étant donné que cette dernière n’arriverait pas forcément à la fin de la fouille. Aussi, cela était plus utile. Néanmoins, en cas de pépin, elles seraient séparées, et donc ne pourraient se venir en aide l’une l’autre. Mais Emily et ses capacités télépathiques étaient là pour éviter cela, non ?

La proposition d’Elina, pourtant basée sur de la logique pure et simple, ne semblait pas enchanter particulièrement Emily. La jeune russe ne savait pas lire dans les esprits comme elle le faisait, mais elle pouvait tout de même deviner qu’elle était en train de peser le pour et le contre que cette proposition offrait. Mais finalement, la balance pencha du côté du pour, et c’est avec un profond soupir qu’elle se rangea à son avis. Cependant, il y avait une condition à cela : il fallait qu’elle la laisse pénétrer à volonté dans sa tête. Une mesure de précaution qui leur permettrait de savoir si l’une d’elles étaient en danger, mais qui pouvait aussi leur permettre de partager directement les éventuelles informations qui seraient découvertes, aussi facilement que si elles étaient l’une à côté de l’autre. Elina n’était pas très chaude à l’idée de la laisser lire aussi ouvertement dans ses pensées, mais les circonstances étant ce qu’elles étaient, elle pouvait bien faire cette concession. D’autant plus qu’elle se devait de reconnaître les avantages que cela représentait, son esprit cartésien parlait. Aussi, elle acquiesça à cette demande, et se dirigea vers les escaliers, étant donné qu’elle allait s’attaquer à l’étage de la maison pendant qu’Emily se chargerait du rez-de-chaussée.

Alors qu’elle montait les marches qui menaient à la zone de fouille qui lui avait été attribuée, la brise rafraîchissante qui permettait à Elina de rester à l’abri de l’horrible odeur qui régnait dans la maison n’eut plus d’effet, étant donné qu’elle était sortie du champ d’action de ce regretté petit vent. Inutile de dire que le retour à la dure réalité fut loin d’être agréable… L’odeur détestable lui semblait encore pire que quand Emily avait ouvert la porte, comme si elle était… plus forte. Mais cela était sans doute dû au fait qu’elle venait de vivre à l’abri de celle-ci pendant quelques brefs mais merveilleux instants. Un peu comme quand on se retrouve dans une pièce vivement illuminée après avoir passé des heures dans l’obscurité. Toujours est-il que pour ne pas tourner de l’œil, elle eut de nouveau recours à son tee-shirt dont elle se couvrit la bouche et nez, ce qui réduisit suffisamment l’agression contre son sens de l’odorat que pour qu’elle soit supportable. Elle gravit donc l’escalier, et arriva à l’étage. Sur sa droite se trouvait une porte, qu’elle franchit sans hésitation. Elle se trouvait à présent… dans une chambre. Bingo ! Dans cette pièce, elle avait bon espoir de mettre la main sur quelque chose d’utile. Elle se rua donc sur la commode, sur laquelle se trouvait divers papiers qui pourraient receler ce qu’elles étaient venues chercher. Elle ne jeta pas un regard au lit, sur lequel se trouvait pourtant une information cruciale.

Au bout d’un moment à fouiller les divers papiers étalés sur le meuble, Elina mit la main sur un petit calepin. En l’ouvrant, elle découvrit des noms et des adresses. Rien d’étonnant direz-vous, il devait simplement s’agir d’une liste de contacts. Seulement, plusieurs noms étaient barrés. C’était étrange… C’est à cet instant qu’elle entendit Emily prendre contact avec elle, afin de lui annoncer qu’elle avait découvert qu’Alan n’était pas célibataire, photos à l’appui. Finalement, il existait quelqu’un capable de faire fi de l’ignobilité dont ce rustre faisait preuve. Il fallait de tout pour faire un monde… Elina décida de faire à son tour un rapport sur ce qu’elle avait découvert, si l’on pouvait dire cela ainsi :

« J’ai trouvé une liste de noms et d’adresses, dont certaines étaient barrées. Je ne sais pas trop ce que cela peut signifier, mais j’ai l’impression que cela peut être important. »

Seulement, interrompre leurs recherches pour si peu aurait été stupide. Un indice, si tant était que s’en était bien un, n’était rien si on ne pouvait le relier à quelque chose. Alors, peut-être qu’en reprenant… Elina venait de poser les yeux sur quelque chose qui lui semblait étrange. Des mouches volaient au-dessus du lit, beaucoup de mouches. Un peu trop à son goût d’ailleurs pour qu’il n’y ait pas quelque chose qui les attire là. Sans se douter une seconde de ce qu’elle allait découvrir, la demoiselle se dirigea vers le lit, chassant du revers de sa main les mouches qui se montraient drôlement agressive. Ce fut alors qu’elle la vit. Large, et sombre. Du sang… Une large tâche de sang se trouvait sur les draps roulés en boule. À cette vue, Elina se sentir pâlir, et laissa échapper un petit glapissement horrifié. Qu’est-ce que ce sang faisait là ? Il y en avait trop pour que ce soit des menstruations ou bien une simple coupure… Une blessure, une sévère blessure avait été infligée à la personne qui y dormait, cela elle en avait la certitude. Mais comment savait-elle que c’était du sang ? La large tâche noire avait coagulée, mais on pouvait encore voir de légères teintes rouges par endroit. Et puis, il y avait un nombre suffisant de mouches posées dessus pour faire comprendre la nature de cette chose… Mais à qui pouvait appartenir ce sang ? La réponse était simple, beaucoup trop simple que pour l’ignorer. Emily venait de lui dire qu’Alan vivait avec sa compagne, ici. Or, non seulement elle n’était pas là, mais en plus, la maison était dans un état d’insalubrité immonde. Même la personne la plus réfractaire au ménage n’aurait pu laisser les choses se dégrader de cette façon… Ce qui voulait dire que personne n’était venu depuis un moment. Or, la compagne aurait dû être là ! Et avec cette tâche de sang, la raison de cette absence était toute trouvée ! Cette… femme, avait dû se faire agresser, et elle était maintenant hospitalisée ! On n’est vraiment plus en sécurité nulle part, de nos jours…

Elina laissa échapper un rire nerveux. Inconsciemment, son esprit essayait de l’empêcher d’accéder à la conclusion à laquelle elle était parvenue. Accepter cette possibilité était effrayant, et elle ne le voulait pas. Tant pis pour les recherches, elle allait aller retrouver Emily de suite, juste histoire de la voir, et de se rassurer. Elle lui demanderait ce qu’elle faisait là, pourquoi son esprit était à ce point perturbé. Et elle, elle lui répondrait d’un ton sec qu’elle devrait faire gaffe à jusqu’où elle scrutait ses pensées, comme si tout allait bien. Oui, elle allait faire ça… Elle sortit alors de la chambre, et arrivée devant les escaliers, s’apprêta à les dévaler. Mais une fois encore, son regard, son fichu regard, accrocha un élément qui attira son attention. Une longue trainée noire, qui avançait dans le couloir de l’étage. Une trainée de sang… Comment avait-elle pu ne pas la voir avant ?! L’idiote, elle s’était simplement ruée sur la première porte qu’elle avait vu, sans même jeter un œil autour d’elle d’abord…

Elina sentit ses pieds avancer malgré elle. Non pas en direction des escaliers, mais vers la trainée de sang. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’elle se dirigeait par-là ? C’était Emily qu’elle voulait rejoindre, et non ce… ce qui devait se trouver, un peu plus loin. Le doute n’existait plus, et les barrières mentales qu’elle s’était érigées pour bloquer cette affreuse conclusion s’effondraient peu à peu. Le sang… Les mouches… Et surtout, l’odeur. Cette odeur qui lui avait rappelé ce rat décomposé… Peut-être savait-elle déjà, à ce moment-là ? Non, il était impossible de deviner ainsi, aussi… simplement. Mais maintenant, son origine n’était plus un mystère. Et ses pas la guidaient vers cette source… Vers cette porte devant laquelle se tournait la trainée de sang. Vers cette porte, encrassée par cette même trace… Vers cette porte, autour de laquelle un véritable essaim de mouches volait… Cette porte, où l’odeur était si concentrée qu’on aurait pu la voir filtrer de sous l’espace qui se trouvait en dessous…

« Emily… Emily… Emily… »

Son esprit appelait inconsciemment celle dont la présence lui semblait indispensable en cet instant. Elle entendit, ou plutôt sentit qu’on lui répondait. Mais elle n’entendait pas. Elle ne pouvait entendre. Son esprit, pas plus que ses oreilles ne perçurent l’appel qu’on leur lançait. Même les bruits de pas précipités ne la firent pas réagir. La main sur la poignée de porte, tout aussi encrassée que le reste, elle la fit tourner, doucement, comme si un geste trop brusque l’aurait fait voler en éclats. Alors, la porte s’entrouvrit légèrement. Juste assez pour qu’elle puisse confirmer ses craintes… Un corps, si on pouvait encore appeler cela ainsi, se trouvait dans cette pièce dont elle ne put même pas définir l’utilité. Le nombre de mouches qui volaient était tel que cela obscurcissait la vue. Et cette odeur… L’odeur combinée à la scène qui s’offrait à ses yeux lui provoqua un réflexe nauséeux, et elle plaqua la main sur la bouche afin de s’empêcher de vomir. Cette sensation eut au moins un effet positif : il fit reprendre contenance à Elina. Si bien qu’en voyant Emily s’approcher d’elle, le visage inquiet, elle n’eut qu’un réflexe : se précipiter à sa rencontre. Et la retenir d’avancer davantage…

- Ne vas pas voir, Emily. C’est trop… C’est trop affreux… Et inutile…

Le spectacle de ce corps décomposé avait de quoi soulever le cœur. Si Elina avait eu l’estomac un tantinet moins solide, elle aurait sans aucun doute remis tout ce que son corps aurait été en mesure de remettre. Et si possible, elle voulait éviter à la jeune femme d’assister à ce que elle, venait d’assister…

Elina voulait épargner la jeune femme d’assister au macabre spectacle qu’elle-même venait de voir. Simplement y repenser lui donnait à nouveau la nausée, et si elle avait avalé autre chose qu’un sandwich ce midi, pas sûr que la nausée ne se serait pas muée en quelque chose de plus… concret. Mais, levant les yeux vers Emily, elle constata que ses efforts de sauvegarde étaient inutiles. Son visage pâle et maladif laissait croire qu’elle savait déjà ce qui se trouvait derrière la porte. Comment avait-elle su ? Oui, elle devait avoir vu l’image dans son esprit… Elles étaient restées connectées tout ce temps, dès lors elle ne devait avoir rien loupé de la scène qui lui revenait sans cesse en tête. Ce fait lui fut confirmé peu après, lorsque la jeune femme le lui dit clairement. Mais apparemment, elle en voulait encore, car elle affirma avoir quelque chose à vérifier. Est-ce qu’elle voulait trouver la cause de la mort ? Pour sa part, ce n’était pas nécessaire… Avec les éléments à sa disposition, Elina pouvait plus ou moins retracer les évènements qui s’étaient déroulés. La victime, qui devait sans doute être la compagne d’Alan, s’était faite agressée alors qu’elle était dans son lit. Dormait-elle encore lorsque son assaillant s’en était pris à elle ? Ou bien venait-elle de se réveiller ? Cela, elle ne le savait pas… En tout cas, il était évident qu’elle se trouvait toujours dans le lit lors de son agression, et la blessure devait avoir été importante, au vue de la tâche de sang sur les draps. La femme s’était alors trainée, ou avait été trainée, jusque dans cette pièce. Et elle y était restée tout ce temps… Ce n’était clairement pas un accident, ou un suicide. Mais un meurtre ! Dès lors, elle n’avait pas besoin d’en savoir plus pour vouloir filer aussitôt de cette demeure. Elle ne voulait pas être impliquée dans une histoire de ce genre. Soit elles risquaient d’être confrontées à la justice, et aux erreurs d’interprétation, soit le meurtrier risquait de vouloir se débarrasser d’elles. Bref, mieux valait décamper aussi sec !

Mais Emily voulait voir ce qu’elle avait décidé d’aller vérifier. Elle posa ses mains sur ses épaules, l’invitant à dégager le passage afin qu’elle puisse retourner devant la porte. À contrecœur, elle s’écarta du passage, cédant ainsi le passage à la jeune femme. Elle se rendit seulement compte que sa présence chassait l’odeur putride qui l’avait assaillie jusque-là. Même avec les vents protecteurs d’Emily, elle avait encore eu l’odeur dans le nez, cette dernière étant gravée dans son nez comme les images du corps l’étaient dans sa tête. Au moins, maintenant, elle en était protégée… L’inspection d’Emily ne dura pas trop longtemps, quelques secondes tout au plus. En revenant, elle lui confirma ce qu’elle avait deviné, c’était bel et bien la compagne d’Alan qui se trouvait dans cette pièce. Cette confirmation ne valait pas le fait de s’infliger de revoir cette scène, selon son opinion. Enfin, désormais, elle semblait aussi disposée qu’elle l’était elle-même à se carapater.

Mais c’était trop simple, elle le savait. Alors qu’Emily lui parlait d’appeler la police, la porte d’entrée s’ouvrit, et des bruits de pas se firent entendre. Et alors, Alan apparut. Pendant un instant, la scène sembla se figer. Aucun d’eux ne bougeait, cherchant à traiter les informations visuelles qui leur parvenaient. Alan venait de rentrer… Mais comment était-ce possible ? Emily aurait dû le repérer depuis longtemps ! Elle scrutait les environs avec sa télépathie pour justement éviter cette situation. Et voilà que la pire chose possible se produisait. Alan, l’homme qui avait failli la tuer… Et qui avait peut-être tué cette femme dont le corps se décomposait un peu plus loin. Le temps se remit en vitesse normale, et la colère qui gagna le visage de l’homme était des plus impressionnantes. Tout comme l’était la peur qui la gagne, elle. Emily tenta de lancer la première attaque, mais leur adversaire para l’attaque en faisant surgir un bouclier en pierre, dont la solidité brisait sans mal la force du vent créé par la jeune femme.

Les faits indiquaient clairement qu’il était temps pour elles de s’enfuir. La colère qui animait les traits d’Alan était largement plus grande que celle qu’il avait manifestée dans le bois. Sa fureur était telle qui ne disait rien. Le problème était que les sorties possibles étaient bloquées par ce mastodonte, et il n’avait pas l’air disposé à les laisser gentiment passer la porte… Comment avaient-elles pu se retrouver dans cette situation ? Si elle n’avait pas été aussi terrifiée, elle aurait pu reprocher à la jeune femme son manque de sérieux quant au dispositif de sécurité qu’elle était censée maintenir. Qu’est-ce qui s’était passé ? La réponse à cette question ne tarda pas à arriver. En ayant assister à la découverte du corps via l’esprit d’Elina, elle avait simplement fermé son esprit pour se protéger de l’horreur de cette dernière. Et depuis, elle ne l’avait pas rouvert ! Et il avait fallu que l’autre gusse arrive pile durant ce court laps de temps… Emily avait cependant une voie de sortie toute trouvée : les fenêtres. Son pouvoir l’aiderait à transformer une chute grave en légère secousse tout au plus. Parfait ! Il ne restait plus qu’à filer alors.

La fenêtre la plus proche s’ouvrit sous l’effet des vents d’Emily, et elle franchit en premier cette ouverture. Mais alors qu’Elina s’apprêtait à la suivre, elle ressentit quelque chose enserrer sa jambe, ce qui lui fit perdre son élan. La main qui tenait celle d’Emily glissa, laissant Emily se faire emporter par la chute sans avoir le temps de réagir. La jeune russe, elle, ne remarqua pas tout de suite la douleur de sa jambe. Elle était trop occupée à éviter de s’ouvrir le crâne en retombant… Mais sitôt qu’elle se retrouva allongée sur le sol, la douleur se rappela à son bon souvenir, et elle était telle qu’elle ne put s’empêcher de laisser échapper un cri de douleur. Elle entendit la voix d’Emily l’appeler depuis ce qui devait être le sol, de l’autre côté de la fenêtre, jusqu’à ce que le son disparaisse. Un mur de pierre venait de surgir pour bloquer l’ouverture de la fenêtre. Et la succession de bruit qui s’ensuivit lui donna l’impression qu’il devait en être de même pour toutes les autres voies de sorties disponibles dans la demeure. Elle venait de se faire enfermer ici, avec Alan pour seule compagnie. Les tremblements du mur de pierre devant elle laissait supposer qu’Emily se trouvait de l’autre côté, à essayer de détruire cet obstacle. Mais c’était impossible… La puissance de ses vents n’était pas suffisante pour briser la solidité de cette épaisse roche. Impuissante, elle écouta en silence la voix étouffée de la jeune femme lui parvenir, jusqu’à ce que la chose qui lui enserrait la jambe se remit en mouvement, ce qui lui arracha un nouveau long cri de douleur. Elle regarda alors de quoi il s’agissait, et découvrit… des ronces. Des branches de ronces s’étaient étroitement enroulées autour de sa jambe, arrivant jusqu’au milieu de sa cuisse, et les nombreuses épines lui pénétraient la chair. Du sang frais coulait dans ce couloir qui n’en était pourtant pas dépourvu… Les branches se mirent alors à la tracter, la rapprochant d’Alan dont le visage ne s’était pas dépossédé de cette expression de colère proche de la haine. La traction est horrible, elle avait l’impression que les épines lui lacéraient la jambe, ce qu’elles étaient surement en train de faire, d’ailleurs. Une fois encore, elle ne put retenir un cri de douleur…

Elina avait déjà presque atteint la cage d’escalier avant qu’elle ne parvienne à réagir. Recouvrant son bras d’une lame de glace affutée, elle trancha net les ronces qui la tiraient vers son bourreau. Sa jambe en était toujours recouverte, mais au moins, celle-ci ne a tirait plus. Mais à peine fut-telle libérée que de nouvelles ronces lui fonçaient dessus. Cette fois heureusement, elle les trancha net avant qu’elle ne l’emprisonne. Mais pourrait-elle réitérer cet exploit ? Pour se prémunir d’avoir à le faire, Elina créa une bulle d’eau protectrice autour d’elle, et grand bien lui en prit car l’instant d’après, les ronces surgir directement en dessous d’elle. Mais sa protection s’avérait efficace, car celles-ci ne passèrent pas au travers. Par contre, elles vinrent entourer la bulle, si bien qu’au bon d’un court instant, sa vue se limita à un enfer vert aux épines menaçantes. Elle se trouvait en bien fâcheuse posture, mais au moins, cette fois, elle était consciente, et pouvait donc réfléchir à une contre-attaque. Mais un grand bruit se fit soudain entendre, sans qu’Elina ne puisse en définir l’origine avec cet écran végétal. Que venait-il de se passer ?

Qu’est-ce qui se passait, de l’autre côté de ce mur végétal ? Elina entendait des bruits étranges, est-ce qu’Alan était en train de démonter la maison de rage de ne pas pouvoir l’atteindre ? Cela expliquerait pourquoi il était en train de vociférer de toute la force de ses poumons. Bizarre n’empêche… Elle n’entendait pas très bien ce qu’il racontait, mais on aurait dit que ce n’était pas à elle qu’il s’adressait. Pourtant, il n’y avait qu’elle, dans cette maison… Emily se trouvait à l’extérieur bloquée par les blocs de pierre qui avaient surgi de nulle part. À moins que le fou qui essayait de l’abattre ait oublié une entrée ? Se pouvait-il que finalement, la jeune femme ait réussi à pénétrer la maison ? D’une certaine façon, ce n’était pas une hypothèse des plus rassurantes… Car cela voulait dire qu’Emily se trouvait désormais en danger à son tour ! Bon sang, si seulement elle s’était retenue de crier ! Elle avait pourtant dit qu’il fallait se séparer en cas de pépin, pas de venir se jeter à la rescousse de l’autre… Et ces fichues ronces qui ne voulaient toujours pas la lâcher… En parlant de ronces… Elina jeta un regard à sa jambe, et constata les dégâts. Sur toute sa longueur, et ce jusqu’à mi-cuisse, des branches de ronces étaient entremêlées dessus. Du sang continuait à perler des nombreux endroits où les épines acérées lui transperçaient la peau. Comment diable allait-elle réussir à se défaire de ça ? Mais dans l’immédiat, ce n’était pas de ces ronces là qu’elle devait se débarrasser, mais de celles qui la maintenaient prisonnière. Elle pouvait les trancher avec la même lame qu’elle avait utilisée plus tôt, ou bien les geler et les détruire. Elle devait juste faire attention à ne pas annuler sa sphère protectrice, sans quoi elle serait submergée par les végétaux en quelques secondes seulement. Mais alors qu’elle réfléchissait au meilleur moyen à employer, un violent choc vint percuter son espèce de cage végétale, ce qui la propulsa contre le mur, tout comme Elina d’ailleurs. Le choc la sonna à moitié, si bien qu’elle ne remarqua pas tout de suite que les ronces étaient retombées.

Péniblement, la demoiselle se releva. Péniblement, car poser sa jambe blessée au sol faisait bouger les épines plantées dedans… Néanmoins, cela ne comptait guère en cet instant. Car devant elle, se déroulait une scène incroyable. En bas, un combat était en cours. Mais ce n’était pas Emily qui affrontait Alan, un Alan en bien fâcheuse posture d’ailleurs. Non, c’était… c’était quoi, d’ailleurs ? Car bien que d’apparence humaine, la personne qui se trouvait là ne pouvait décemment par être humaine. Non, elle irradiait la puissance, comme jamais elle ne l’avait encore vu. Et pourtant… Cette personne avait quelque chose de familier. Son visage ressemblait à celui d’Emily, ainsi que sa morphologie. Mais là s’arrêtait la ressemblance. Car ses cheveux et sa tenue différait totalement de ce qu’étaient ceux de la jeune femme. Et l’expression de son visage… Pas une once de la chaleur et de la douceur qui se trouvait sur celui d’Emily. Non, cela ne pouvait définitivement pas être elle. Et pourtant…

Elina était perdue, elle n’arrivait pas à déterminer si oui ou non cette personne si chère à son cœur s’était transformée en cet espèce d’entité emplie de haine. Un instant… comment est-ce qu’elle savait cela, d’abord ? Cela lui semblait être une évidence… Comme si… Comme si elle lisait en elle ! Oui, c’était cela. Elle n’avait pas compris de prime abord, car les pensées de cette… personne étaient informes, seule la haine était présente, comme si toute autre forme de sentiment l’avait quitté. Mais c’était bel et bien ses pensées qu’elle percevait. Venait-elle de développer un don de télépathie, comme l’avait fait Emily ? Emily… Plus le temps passait, moins elle avait de doute quant au fait qu’il s’agisse bel et bien de sa colocataire qui essayait de broyer Alan sous la force du vent. Trop de similitudes, trop de coïncidences… Elle lui ressemblait, possédait la même forme de pouvoir, et se trouvait au même endroit. Et cette haine… Au-delà de ce sentiment, elle percevait que celle-ci était dirigée contre Alan… Or, Emily aussi devait avoir du ressentiment à son égard. Forte de cette conclusion, Elina prit une décision : elle devait l’arrêter. Non par la force, car elle en serait incapable. Elle était bien trop puissante en cet instant que pour ne serait ne fut-ce que l’imaginer. Mais elle devait la raisonner. Elle devait l’empêcher de commettre l’irréparable ! Emily ne pouvait devenir une meurtrière… Elle ne pouvait se salir les mains, elle qui était si gentille, si attentionnée… Elle devait faire quelque chose, mais quoi ?

- Emily ! Emily, arrête-toi ! Tu ne dois pas faire ça, Emily !

Appuyée sur la rambarde des escaliers afin de limiter au maximum le poids qu’elle devait faire supporter à sa jambe blessée, Elina criait après la jeune femme avec la force du désespoir. Elle avançait peu à peu, ralentie tant par sa blessure que par la peur de ce qui pourrait arriver une fois qu’elle serait en bas. Emily semblait ne plus se contrôler, mue seulement par ce désir destructeur qui obnubilait ses pensées. La reconnaîtrait-elle ? Dans le cas contraire, elle risquait fort de subir le même sort qu’Alan… Une fois la dernière marche descendue, les craintes d’Elina laissèrent place à une détermination féroce. Peu importait ce qui lui arrivait, elle devait mettre un terme à ce chaos. Alors, elle s’élança sur la jeune femme. Non pour l’attaquer, mais pour l’étreindre. La serrant fort, elle lui cria :

- Arrête ! Tu vas le tuer ! Tu ne peux pas faire ça, tu ne DOIS pas faire ça ! Tu t’en voudrais à jamais…

Oui, de cela elle était sure, même si elle n’avait jamais pu sonder l’esprit d’Emily dans son état normale. Elle savait pourtant que cette personne si généreuse ne se pardonnerait pas d’avoir ôté la vie à quelqu’un, même si c’était une crapule telle qu’Alan. Cependant, les paroles d’Elina ne l’atteignirent pas. Par contre, elle sentit très bien les bras autour d’elle, et cela ne semblait guère lui plaire… Avec une force qu’elle ne lui aurait jamais soupçonnée, elle défit son étreinte, et là, d’un coup de ce qui semblait être un éventail, elle l’envoya voler. Elina ne saurait jamais si ce coup aurait pu lui être fatal ou non. De son avis, la force à laquelle elle avait été projetée et le choc qui s’en serait suivi l’aurait probablement tué. Mais heureusement pour elle, ce n’était pas encore aujourd’hui que sa vie arriverait à son terme. Était-ce un réflexe, ou une manifestation spontanée de son pouvoir ? Toujours est-il que la bulle d’eau protectrice qui l’enveloppait se transforma en un coussin d’eau derrière elle, ce qui amortit grandement le choc qu’elle aurait dû ressentir. D’ailleurs, elle ne percuta même pas le mur. Néanmoins, elle ressentit une toute autre forme de choc. Emily venait de l’attaquer… Et pas une simple petite attaque, quelque chose qui aurait pu au mieux lui infliger de sévères blessures ! Est-ce que la jeune femme s’était complètement perdue en entrant de cet état ? Est-ce qu’elle pouvait l’en sortir, ou bien est-ce qu’elle mourrait avant ? Et si… Et si elle restait à jamais ainsi ? Si la personne aimante avec laquelle elle vivait depuis quelques semaines avait disparue pour toujours ? Cela ne faisait peut-être pas très longtemps, mais pour elle, cela lui donnait l’impression que beaucoup plus de temps s’était écoulé. Avait-elle fini par la perdre ? Ne pourrait-elle plus jamais profiter de ses sourires, de ses gestes d’affection, de son comportement si chaleureux à son égard ? À cette pensée, Elina ne put retenir ses larmes de couler, de grosses larmes qui roulaient sur ses joues avant de se fracasser sur le sol. Non… Elle ne voulait pas qu’elle disparaisse… Pas elle ! Surtout pas elle ! Elle préfèrerait mourir cent fois dans les pires souffrances que de voir disparaître la seule personne à laquelle elle tenait en ce bas monde. D’ailleurs, elle se fichait bien de la douleur de sa jambe, elle aurait dû se l’arracher à mains nues qu’elle l’aurait fait de bon cœur. Elle ne devait pas abandonner, elle ne pouvait pas abandonner, elle ne voulait pas abandonner. Peu importait si tous ses os finissaient broyés, elle continuerait à se relever jusqu’à ce qu’elle fasse retrouver la raison à cette jeune femme. Elina se releva donc, et une fois encore, se jeta sur Emily, qui toute entière occupée à essayer d’écraser Alan ne lui accordait pas plus d’attention qu’à la poussière qui volait. Mais une fois encore, l’étreinte qu’elle lui donnait la préoccupa suffisamment pour qu’elle veuille sans défaire. Elina, cependant, hurlait encore son désespoir :

- Emily, pitié, réveille-toi ! Je ne veux pas que tu deviennes un monstre ! Arrête, s’il-te-plaît ! Redeviens la gentille Emily que j’aime tant !

Mais ses paroles une fois encore ne suffisaient pas à faire taire l’élan de haine qu’elle entendait clairement dans l’esprit de la jeune femme. Elle le savait… La colère était la plus forte des émotions, capable de taire toutes les autres, peu importait à quel point elles pouvaient être forte. Et c’était face à cela qu’elle se battait… Emily était en train d’utiliser cette force extraordinaire pour se libérer de l’étreinte de la demoiselle. Mais Elina ne lâchait pas prise. Elle ne savait pas d’où elle tirait la force de tenir bon, mais elle ne desserrait pas se prise sur la jeune femme. Pas même lorsqu’elle eut l’impression qu’elle lui cassait les doigts pour séparer les mains qu’elle avait jointe pour asseoir son étreinte. Ses larmes coulant toujours à flots, elle sentait qu’elle ne tiendrait plus très longtemps, malgré toute l’ardeur qu’elle mettait à essayer de la ramener. Faible… Elle était trop faible… Si seulement elle n’était pas aussi pathétique, peut-être qu’elle aurait réussi à la ramener. Au lieu de quoi, elle sentait qu’elle était sur le point de la perdre. Emily…

- Emily, je t’en supplie, arrête ! Je ne veux pas te perdre, je ne veux plus perdre de membres de ma famille ! Reviens-moi, grande sœur !

Sur ces mots, ses mains finirent par lâcher prise. C’était fini, elle avait échoué. Avec de la chance, Emily la tuerait dans un élan de colère, ainsi, elle n’aurait pas besoin de vivre en l’ayant perdu. Elle se sentait tomber à la renverse, ayant usé de toutes les forces dont son corps chétif disposait. Alors, les yeux fermés, elle sentit des bras se refermer sur elle. Était-ce ceux de la Mort, venue l’accueillir ?

Les yeux toujours fermés, Elina avait l’impression de flotter sur un nuage. Comme si elle s’enfonçait petit à petit dans une torpeur dont elle ne se réveillerait jamais. Était-ce son corps qui la protégeait de la souffrance de la mort ? Ou bien était-ce la mort elle-même ? En tout cas, elle ne se serait jamais douté que cela pouvait être aussi agréable. Elle qui croyait que la mort n’était qu’un grand vide, dans laquelle on cessait d’exister, tout simplement. Pas de paradis, pas d’enfer, juste le néant. Or, ici, elle avait l’impression d’être entourée de chaleur. Comme si… Comme si quelqu’un de chaleureux la tenait dans ses bras, avec douceur et tendresse. Était-ce la faucheuse ? Si tel était le cas, elle se montrait bien plus affectueuse qu’elle ne l’aurait cru. Elina comprenait mieux l’expression « reposer en paix ». Si elle avait su, elle se serait peut-être laisser emporter bien plus tôt… Enfin, ce n’était pas parfait, non plus. La douleur dans sa jambe était toujours bien présente, elle continuait à la lancer inlassablement. Elle espérait tout de même qu’elle ne passerait pas l’éternité avec, car bon, ce serait quand même franchement désagréable. Et ses mains aussi… Ses doigts la lançaient comme s’ils étaient sur le point de tomber à cause des tentatives forcées d’Emily pour lui faire lâcher prise. Et puis, il y avait aussi les différentes courbatures… Et la fatigue… Un instant, c’était elle, ou bien ses différentes douleurs se réveillaient les unes après les autres ? Est-ce que ce sentiment de paix n’était qu’une brève illusion avant que la dure réalité ne se rappelle à son bon souvenir ? Quelle arnaque ! Enfin, au moins, il y avait toujours cette présence chaleureuse… et familière. Bizarre, ça…

Et puis, elle entendit une voix. Cette voix-là, elle n’eut aucun mal à l’identifier. C’était une voix qu’elle avait l’habitude d’entendre depuis peu. Une voix qu’elle avait désespéré d’entendre, alors qu’elle essayait de ramener sa grande sœur à la raison. Oui, c’était la voix de sa grande sœur. La voix d’Emily. Pourquoi s’était-elle obstinée à ne pas vouloir la considérer comme telle ? Maintenant, il était trop tard… Mais pourquoi est-ce qu’elle l’entendait ? Emily n’était pas morte, elle. Alors… Et qu’est-ce qu’elle avait dit, déjà ? « Ouvre les yeux » ? Cela voudrait-il dire que…

Lentement, Elina ouvrit les yeux. Ce n’était pas à cause de ses blessures qu’elle les gardait fermer, mais à cause de la fatigue. Il y avait certes la fatigue physique, à cause des efforts qu’elle avait dû déployer pour arrêter Emily, et de sa blessure à la jambe. Mais c’était surtout la fatigue émotionnelle qui l’accablait. Déjà, il ne fallait pas l’oublier, il y avait la dispute de ce matin, et les évènements qui l’entouraient. Mais surtout, il y avait tout ce qui s’était passé dans cette maison… La découverte du corps de cette femme, l’apparition d’Alan, l’impression d’être prise au piège sans aucune chance de s’échapper, et puis, Emily… Emily qui avait tant changée, qui… qui l’avait attaqué, manquant de la tuer, Emily qui ne la reconnaissait pas… Enfin, l’autre chose qui réfrénait son envie d’ouvrir les yeux était la peur. Qu’est-ce qu’elle découvrirait en les rouvrant ? Est-ce qu’Emily était revenue à la raison ? Est-ce qu’elle… avait été jusqu’au bout ? Cependant, elle ne devait pas repousser plus longtemps cette découverte. Aussi, laissa-t-elle ses paupières s’écarter, jusqu’à ce que les images affluent à nouveau.

Son premier réflexe fut d’avoir peur. Elle se trouvait dans les bras de cette version si dangereuse d’Emily. Son apparence n’était pas revenue à celle dont elle avait l’habitude. Cette voix n’avait-elle été qu’un effet de son imagination ? Ou bien était-ce cette image qui l’était ? Le regard rêveur, elle fixait ce visage dont les traits familiers s’entouraient d’autres qui ne l’étaient pas. Et pourtant, le regard aux iris rubescents qu’elle affichait était semblable à ceux qu’elle avait l’habitude de voir. Avait-elle reprit ses esprits ? Pouvait-elle espérer que cela soit vraiment le cas ? Alors, Emily prit la parole. Elle s’excusait. C’était tout ce qui comptait, pour elle. Peu lui importait qu’elle ne sache pas ce qui lui était arrivé. Ce qui comptait, c’était qu’elle soit de retour. Alors, malgré la lourdeur qui accablait son corps, elle attrapa Emily par le cou, et la serra contre elle. Elle ne pleurait pas, bien que sa voix soit brisée par l’émotion. Elle se contentait d’étreindre la jeune femme, comme si elle voulait s’assurer qu’elle ne rêvait pas, comme si en ne la serrant pas suffisamment fort, elle risquait de disparaître à nouveau. Elle dit alors :

- Emily… J’ai cru que… que… tu avais disparue… Que je ne te reverrais plus jamais… J’ai eu tellement peur…

Resserrant encore davantage son étreinte, Elina se laisse bercer par les paroles rassurantes que la jeune femme lui offrait. Quelle idiote elle faisait ! Comment avait-elle pu s’attacher à ce point à Emily, alors qu’elle ne voulait plus jamais se laisser aller à cette faiblesse ? Mais les faits étaient là, elle s’était terriblement accrochée à sa colocataire. Et elle était heureuse que cela soit le cas ! Bien que cela l’effraie, en même temps… Mais le doux moment de quiétude qu’elle vivait en cet instant arriva à son terme. Elle se rappelait qu’elles n’étaient pas que toutes les deux, ici. Il y avait une autre personne. Enfin, elle espérait que ce soit toujours le cas… Relâchant son étreinte, elle se tourna vers Alan, allongé sur le sol. Était-il inconscient, ou bien…

- Est-ce… Est-ce qu’il est… mort ?

La vie de cet homme ne lui importait pas tant que cela. Ce qui l’inquiétait davantage était la possibilité qu’Emily lui ai ôté la vie. Prendre la vie d’un autre ne laissait personne intact, surtout pas quelqu’un d’aussi gentille qu’Emily. Si elle l’avait tué, elle risque fort de ne jamais se le pardonner, et alors, une fois encore, elle risquait de la perdre. Et ça, elle ne voulait pas que cela se produise…

L’aura qui se dégageait d’Emily était différente de celle qu’elle émettait d’habitude, et pourtant, quelque chose restait familier. Sa version sauvage et haineuse semblait définitivement partie, au grand soulagement de la jeune russe. Mais qu’est-ce qui lui était arrivé ? Quelle était donc l’origine de cette transformation si impressionnante ? Et est-ce qu’elle pouvait revenir à son apparence habituelle ? Quelque chose lui disait que la vie de tous les jours lui serait un peu plus difficile en ressemblant à ça… Enfin, si elle changeait de vêtements, elle pourrait peut-être passer un peu plus inaperçu ? Pas sûr…

Emily pensait qu’Alan était simplement inconscient, mais elle voulait faire une vérification de ce fait. Tant qu’elle ne cherchait pas à l’achever… Mais pour ce faire, il fallait qu’elle la dépose, et elle lui demanda son autorisation. La déposer ? À cet instant seulement, Elina se rendit vraiment compte qu’elle était dans les bras de la jeune femme. Depuis combien de temps est-ce qu’elle était dans cette position ? Si elle ne se trompait pas, c’était ce qu’on appelait un porté de princesse, non ? Malgré la situation on ne peut plus précaire, elle sentit le feu lui monter aux joues. Fait qui ne s’améliora pas lorsqu’elle repensait à ce qui venait de se passer. Elle venait d’enlacer Emily comme elle n’avait jamais enlacé personne. Et tout ce qu’elle avait dit… Et elle avait clairement appelé la jeune femme sa grande sœur… Peut-être qu’avec de la chance, elle n’avait pas remarqué ce fait ? Elle en doutait cependant…

Elina accepta sans broncher d’être posée à terre, essayant de garder un visage égal. L’heure n’était vraiment pas à ce genre de débordements émotionnels inutile ! Une fois de retour sur ses jambes, Elina sentit à nouveau la douleur dans sa jambe. Heureusement, ses blessures n’étaient pas profondes, ce qui ne les rendait pas moins douloureuses pour autant. Peut-être était-il temps de se débarrasser des ronces qui lui maltraitaient la jambe ? Elle s’acquitta de cette tâche pendant qu’Emily vérifiait que l’homme allongé au sol était toujours vivant. Ôter ces branches n’étaient pas le plus agréable moment de sa vie, mais elle avait connu pire, aussi il lui suffit de serrer un peu les dents pour parvenir à éviter de laisser échapper quelques cris de douleur. Ce qu’elle ne put retenir par contre, ce fut un petit hoquet de surprise lorsqu’Alan se saisit d’un coup du poignet d’Emily. Il n’était cependant pas difficile de voir qu’il ne constituait plus aucune menace. Il était… à bout. À bout de force, et à bout de combativité. Elina l’entendit baragouiner quelques mots, mais ceux-ci ne leur était pas destinés. Non, c’était plutôt à lui qu’il parlait, et d’après ses dires, il regrettait sa faiblesse. Mais quelle était la cause de ses regrets ? Est-ce que c’était de ne pas avoir pu venir à bout d’Emily ? Ou bien, il y avait une autre raison à cela ? Cela, elle ne put le savoir, car Alan ne prononça plus le moindre mot. D’ailleurs, il ne tarda pas à perdre conscience à nouveau. Elina, qui avait tout observé silencieusement, avait vu Emily réagir étrangement. Qu’est-ce qui lui était arrivé ? Se rappelant ses dons de télépathie, elle se dit que peut-être elle avait sondé l’esprit du mastodonte inconscient tant qu’il était encore conscient ? Mais qu’est-ce qu’elle avait appris, dans ce cas-là ?

Mais cette réponse allait devoir attendre encore un peu, car Emily l’avertissait qu’elles n’allaient pas tarder à avoir de la visite. Ouvrant une brèche dans un mur, manquant de peu de faire s’effondrer le plafond sur leur tête. Est-ce que la maison allait encore tenir ? Mais elles n’avaient pas le temps de rester pour vérifier cette probabilité, aussi décampèrent-elles des lieux. Enfin, dans le cas d’Elina, ce fut plutôt en boitillant qu'elle prit la poudre d’escampette… Elle espérait d’ailleurs que les traces de sang qu’elle laissait derrière elle ne permettraient pas de suivre sa piste.

Quelques minutes plus tard, les deux jeunes femmes étaient cachées dans un abri de jardin, quelques maisons plus loin. Rejoindre la voiture et se carapater définitivement n’était pas encore pour tout de suite, au vue de la foule qui se rassemblait devant la maison d’Alan. Restait à espérer que personne ne vienne fouiller leur cachette… En attendant, utilisait discrètement un mouchoir en tissu pour compresser ses multiples plaies pour qu’elle cesse de saigner. Les blessures étant peu profondes, le saignement était léger, mais suffisant pour qu’elle souhaite l’interrompre. Pendant qu’elle faisait cela, elle posa une question à Emily :

- Qu’est-ce que tu as appris, là-bas ? Tu as sondé l’esprit d’Alan, n’est-ce pas ? Je t’ai vu réagir bizarrement…

Peut-être qu’elle se trompait, après tout, Emily se trouvait de dos à ce moment-là. Cependant, elle était sure que la jeune femme avait obtenu l’une ou l’autre information, même si celle-ci était au final peu utile.

Apparemment, la réponse à cette question n’était pas facile à dire à voix haute, car il fallut à Emily prendre une profonde inspiration pour trouver le courage de répondre. Et en effet, Elina pouvait comprendre la réaction de la jeune femme après avoir vu la scène qu’elle avait arraché de la tête d’Alan. Ce n’était rien de moins que la découverte du corps de son aimée qu’elle avait non seulement vu avec ses yeux, mais également vécu avec son cœur. Elina ne savait pas exactement ce qu’il avait pu ressentir, car elle n’avait jamais éprouvé de sentiments de ce genre envers quelqu’un. Certes, elle avait découvert le corps sans vie de sa mère, mais cela devait encore être différent. En tout cas, elle était au moins sure d’une chose, cela ne devait pas être une expérience agréable… Emily lui parla également d’un certain Mustapha, une crapule de la pire espèce, qui d’après l’impression qu’elle s’en faisait selon les dires de la jeune femme, renvoyait Alan dans les rangs des petits délinquants. Cet homme avait le sang de plusieurs personnes sur les mains, et n’hésitait pas à utiliser des méthodes retorses pour s’assurer de l’obéissance de ceux qui avaient le malheur de tomber entre ses mains. Décidemment, cette île rassemblait en son sein un joli lot de personnes peu fréquentables…

Tout en racontant ce qu’elle avait vu, Emily améliorait le piètre pansement qu’Elina s’était fait, laissant ses connaissances en la matière intervenir. Ce n’était certes pas ce qui se faisait de mieux, mais au moins, le saignement était interrompu. C’est que mine de rien, à la longue, cela présentait des risques ! Enfin, ce n’était pas pour autant qu’elle devait commencer à faire n’importe quoi… Mais alors qu’Emily se relevait après avoir fini ses soins, celle-ci se précipita d’un coup à l’extérieur de l’abri de jardin sans crier gare. Qu’est-ce qui lui arrivait, cette fois ? La réponse fut : aucune idée. Emily s’était tout à coup retrouvée prise dans une espèce de sphère venteuse, et après quelques secondes qui avaient parues comme autant d’éternité, elle de retour, pour de bon. Entendons par-là que cette espèce de transformation était finie, Emily avait récupéré ses attributs physiques habituels, ainsi que ses habits du jour. Vraiment, c’était à n’y rien comprendre…

Toujours est-il qu’il semblait que ce retour à la normal n’était pas sans conséquences. Sans qu’elle semble sans être rendu compte, Emily était tombée à genoux, ce qui ne manquait pas de la surprendre. Elina ne manqua pas de se relever, constatant au passage que marcher lui était moins douloureux grâce à la compression du pansement, et de se précipiter vers la jeune femme afin de voir comment elle se sentait. Cette dernière lui fit savoir avec un sourire qu’elle aurait besoin d’aide pour se déplacer. De l’aide de sa petite sœur… Bon, de toute évidence, elle n’avait pas manqué d’entendre les paroles qu’elle avait prononcées lorsqu’elle essayait de l’empêcher d’achever Alan… Il faudrait qu’elles en rediscutent sérieusement, afin d’établir des limites, comme éviter d’aller crier sous tous les toits qu’elles étaient deux sœurs. Mais cela attendrait qu’elles soient rentrées chez elle, bien au chaud et bien à l’abri. En attendant, il valait mieux qu’elles se bougent de là, en empruntant le chemin que lui avait désigné Emily, et qui était selon elle dépourvu de rencontres non désirées. Mais pour ce faire, il fallait d’abord se mettre en marche, et pour se faire, Elina passa un bras de sa grande sœur autour de ses épaules, et difficilement, surtout avec sa jambe blessée, elle la hissa sur ses pieds. Elle pensait se diriger vers la voiture, mais non, Emily n’était pas en état de conduire. Autant dire que la seule solution qui leur restait était de recourir à leur petite jambe. Heureusement qu’il existait des bus, sur cette île…

Les conséquences de cette journée furent moins graves que celles de leur précédente expédition du genre. Le lendemain, les blessures de la jambe d’Elina étaient presque guéries, bien qu’un bandage s’avérait encore nécessaire par mesure de sécurité. Emily, par contre, semblait complètement épuisée, et ce malgré sa nuit de sommeil. Enfin, elle l’avait entendu remuer dans les périodes où elle était réveillée, peut-être n’avait-elle pas si bien dormi que ça… Toujours est-il que cette journée avait remplies ses objectifs, et même bien plus encore.