Seule, perdue dans la rue [ Neigeline/Lenile ]

Il était tard et Neigeline venait tout juste de terminer sa journée de travail. Elle remballa ses affaires et quitta l'hôpital en saluant poliment ses collègues et les quelques étudiants encore présents. Elle rentra chez elle en vélo - le trajet jusqu'à la plage, où elle avait son bungalow, n'était pas long. Là, elle alla chercher ses chiens pour leur promenade quotidienne. Elle s'en voulait un peu de les laisser seuls et enfermés toute la journée et ce cinq jours par semaine, mais elle n'avait pas le choix... Heureusement qu'ils étaient bien élevés et ne saccageaient rien ! N'empêche qu'elle se sentait mal pour eux : eux qui avaient toujours connu la liberté des prés verdoyants des Alpes se retrouvaient à présent en espace clos, en bord de mer.

Elle les harnacha et les attacha à son vélo. Ils avaient besoin de se dépenser et de perfectionner leur obéissance, alors autant faire d'une pierre deux coups ! Elle les lança sur la route d'Amishawa. Ils auraient le temps d'épuiser leur trop-plein d'énergie sur le chemin. En arrivant, elle les emmènerait dans les ruelles pour parfaire les manœuvres délicates sans se faire prendre par d'éventuels policiers peu friands de ce moyen de locomotion.

Les trois compères arrivèrent à la grande ville sans encombre. Comme prévu, ils se perdirent directement dans le dédale de ruelles derrière le centre-ville. Là, Neigeline leur fit ralentir l'allure et les entraîna un bon moment à tourner à droite et à gauche, à garder le même rythme malgré l'étroitesse des ruelles - les chiens avaient l'habitude de se suivre l'un derrière l'autre dans les endroits exiguës - et, surtout, à obéir à sa voix.

L'entraînement dura ainsi un petit temps, jusqu'à ce que, au détour d'une ruelle, Neigeline tombe nez-à-nez avec une vue des plus surprenantes. Une jeune fille, couchée sur un lit de cartons, semblant endormie. Les chiens s'arrêtèrent d'eux-mêmes en voyant l'inconnue et Neigeline mit pied à terre. Est-ce que la fille allait bien ? Inquiète, elle appuya le vélo contre le mur d'une maison et libéra les chiens par réflexe. Elle enroula leurs laisses autour de son poignet droit et s'approcha doucement de la vagabonde.

« Hey... »

Elle avait l'air endormie ou, si ce n'était pas le cas, sur le point de sombrer dans le sommeil. Neigeline s'accroupit donc à ses côtés et la secoua doucement par l'épaule. Elle se souvint que tout le monde sur l'île parlait anglais, c'est donc dans cette langue qu'elle prit la parole.

« Tout va bien ? »

Elle était sérieusement inquiète. Trouver un toit à Awashima n'était pas vraiment difficile - en fait, elle-même avait trouvé un endroit où dormir dès sa première nuit sur l'île. Elle avait aussi trouvé du boulot rapidement, alors elle avait un peu de mal à concevoir que tout le monde n'ait pas cette chance.

La pauvre fille avait l'air paniquée. Neigeline s'en voulut immédiatement. Elle la comprenait sans problème : il suffisait de se mettre deux secondes à sa place pour se rendre compte de la situation. Elle était sûrement perdue dans un endroit qu'elle ne connaissait pas, avec pour seules affaires un sac... Tiens, mais cette histoire lui disait quelque chose... Neigeline se souvint de son arrivée sur l'île et se demanda un instant si la demoiselle était dans le même cas qu'elle. Mais, préférant ne pas tirer trop vite de conclusions, elle mit cette hypothèse de côté. L'état de la fille était plus important : elle paraissait sale et fatiguée. Voyant le regard qu'elle jetait aux chiens, la Suissesse les fit reculer et noua leurs laisses à un poteau de l'autre côté de la ruelle. Mais vu l'étroitesse de la ruelle en question, les chiens restaient tout de même assez proches.

« Watashi no hanasu anata wa kotoba. »

... Hein ? Neigeline se figea. Elle n'avait pas compris un mot de ce qu'elle venait de dire et, visiblement, l'autre non plus. Cette dernière commença à mimer des choses en rapport avec "la langue", et notre demoiselle comprit bien vite la situation : elles ne parlaient pas la même langue et allaient avoir du mal à communiquer... Mais comment une étrangère s'était-elle retrouvée là ? Il n'y avait qu'une explication possible, et Neigeline n'aimait pas trop y penser. Comme c'était parti, elle allait devoir s'occuper de la jeune fille : lui trouver un toit et une occupation en fonction de ses capacités. Ça ne la dérangeait pas vraiment, elle aimait rendre service et aider ceux dans le besoin, mais être la bonne samaritaine allait lui demander beaucoup d'énergie... Mais elle n'allait pas la laisser là, toute seule et perdue, au milieu de gens dont elle ne comprenait pas le langage !

L'inconnue plaça alors ses mains en coupe, les tendant vers Neigeline. Celle-ci se souvint des immigrés qu'elle croisait dans les rues de Genève et qui, en dernier recours, se retrouvaient à mendier leur pain quotidien. La Suissesse sentit son cœur se serrer. Elle aurait bien aimé lui donner quelque chose, mais ça l'aurait à peine aidée, quelques pièces. Comme disait le proverbe : Si tu donnes un poisson à un homme, il mangera un jour. Si tu lui apprends à pêcher, il mangera toujours.

« Atchi ! »

Neigeline sursauta légèrement, ne s'y attendant pas. Ce n'était qu'un éternuement - d'ailleurs, l'étrangère se moucha bien vite -, mais Neigeline pensa à autre chose. Hatchi... C'est alors que la lumière se fit : l'inconnue venait du Japon, c'était obligé ! Mais tout ce que notre héroïne connaissait du Japon, c'était les quelques films qu'elle avait vus, et une ou deux légendes...

« Hajimemashite, watashi wa Lenile desu, watashi wa nihonjin desu, yoroshiku onegai shimasu ! »

Suite à quoi elle se mit à rire. Neigeline, qui n'avait encore rien compris, se mit à sourire faiblement, l'inquiétude marquant son visage. Si elle voulait se faire comprendre, il fallait qu'elle mime, elle aussi. Elle pointa un doigt en direction de la jeune blonde, puis dessina à l'aide de ses mains un triangle pour représenter un toit, avant de pointer le doigt en direction d'elle-même.

« Tu veux venir chez moi ? »

Elle s'exprima aussi à haute voix, au cas où l'inconnue comprendrait un ou deux mots. Le soir commençait à tomber et Neigeline ne supportait pas l'idée de la laisser dormir dehors. Cependant, si elle avait compris, il était fort probable que la Japonaise préfère garder ses distances - dans ce cas, la Suissesse la redirigerait vers un hôtel et lui paierait une nuit avec petit-déjeuner compris. Mais ça ne résoudrait pas le problème...

« Neigeline. »

Elle pointa encore le doigt vers elle-même pour se présenter. Mieux valait lui faire comprendre qu'elle voulait l'aider...

Neigeline regarda la Japonaise sortir deux boîtes de son sac avec curiosité. Ensuite, elle partit chercher des objets au coin de la rue, et la Suissesse comprit bien vite que c'était une table rudimentaire qui se construisait sous ses yeux. Émerveillée par tant d'ingéniosité - honnêtement, elle n'y aurait jamais pensé -, un petit sourire étira ses lèvres roses. L'inconnue lui tendit alors une des deux boîtes, et la paire de baguettes qui allait avec. Neigeline s'en saisit de façon incertaine, pas vraiment sûre si elle devait accepter la nourriture ou non. Si c'était tout ce que possédait la nouvelle arrivante, elle n'allait pas le lui prendre...

« Lenile. »

Neigeline écouta attentivement la prononciation du mot, comprenant par les gestes de la demoiselle qu'il s'agissait là de son prénom. Notre héroïne sourit une nouvelle fois et acquiesça pour lui faire signe qu'elle avait compris. Bon, c'était déjà un pas de franchi ! Comme quoi elles arrivaient quand même à se comprendre un peu, et ce malgré la barrière linguistique...

La dénommée Lenile, après avoir commencé à manger, se mit à mimer la maison que Neigeline avait faite un peu plus tôt. Ensuite, elle croisa ses bras. L'action ne laissait aucun doute : Lenile, comme Neigeline s'en était doutée, refusait sa proposition.

Peu après, la jeune blondinette pointa son doigt vers Neigeline et cette dernière aperçut une faible aura verte. Cette fois, elle en était sûre : la Japonaise était dans le même cas qu'elle. Elle aussi possédait un pouvoir et elle aussi s'était retrouvée sur l'île comme par magie. Et là, elle lui demandait de lui montrer son pouvoir - du moins, c'est ce que Neigeline comprit. Elle aurait bien aimé s'exécuter sur-le-champ mais elle ne savait pas du tout maîtriser son don magique...

Lenile referma et rangea sa boîte. Neigeline lui rendit la sienne, qu'elle n'avait pas touchée. Ensuite, l'étrangère prononça son nom et se mit à rire doucement, amusant la Suissesse par la même occasion. C'était étrange d'entendre son nom prononcé de cette façon... C'est alors qu'elle eut un éclair de génie. Elle pointa le doigt vers sa propre personne et prononça son diminutif, puis sa traduction :

« Neige... Yuki. »

Elle se souvenait avoir vu un film d'animation japonaise où la petite fille s'appelait Yuki. Ses parents l'avaient appelée ainsi parce que, quand elle était née, il neigeait ce jour-là. Un peu comme Neigeline, en fait.

La demoiselle, déterminée à répondre à la question de Lenile, se leva et réfléchit à un moyen de lui montrer son pouvoir. Le plus souvent, il se déclenchait sans même qu'elle le sache, mais elle avait fini par comprendre que ça ne se produisait que quand elle courait avec ses chiens ou qu'elle se dépensait en général. Il lui fallait donc produire un effort et ne surtout pas y penser : les fleurs pousseraient alors d'elles-mêmes.

Mais que pouvait-elle faire, dans cette ruelle étroite ? Escalader un mur ? Non, elle ne voulait pas avoir l'air d'une sauvage ! Elle pouvait bien faire un peu de parkour, mais il faudrait que Lenile puisse la suivre... Non, elle allait opter pour autre chose. Apercevant alors une touffe d'herbe poussant entre deux pavés, elle s'en approcha et la pointa du doigt, avant de se montrer elle-même, comme pour dire "c'est ça que je peux faire". En espérant que Lenile comprenne...

Neigeline observa attentivement la démonstration de Lenile. Celle-ci semblait déjà manier son pouvoir à la perfection. Elle se demanda un instant si elle était capable de faire pareil - tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle pouvait faire pousser des fleurs. Mais son pouvoir ne se résumait sûrement pas à ça. Cependant, même si elle le voulait bien, elle n'avait aucune opportunité d'apprendre à s'en servir : où aller ? Existait-il une école spécialisée ? Il devait sûrement y avoir ce genre de structure, ne serait-ce que pour éviter les désastres que certains nouveaux arrivants risquaient de déclencher...

Ayant terminé sa démonstration, Lenile pointa un doigt vers les chiens avant de mimer quelque chose que Neigeline ne comprit pas. En avait-elle peur ? Dans ce cas, elle pouvait les attacher un peu plus loin, d'où elle pourrait toujours garder un œil sur eux... Mais la suite, lorsque Lenile se coucha et pointa le ciel obscur, remit Neigeline sur le droit chemin. Il était temps de dormir... Elle regarda alors la Japonaise s'installer pour la nuit jusqu'à ce qu'elle vienne lui faire la bise.

« Sayonara Yuki-chan. »

Ça, Neigeline le comprit. "Sayonara" était un mot que n'importe qui pouvait comprendre, pour peu qu'on ait un minimum de culture générale... Et, si notre bergère en avait assez pour comprendre, alors n'importe qui d'intelligent aussi !

« Sayonara... »

Neigeline se levait pour partir quand Lenile lui mima autre chose. Cette fois, elle comprit du premier coup : la Japonaise lui disait qu'elle pouvait revenir la voir, mais qu'elle serait autre part dans les ruelles. Neige' sourit doucement et alla détacher ses chiens, qu'elle rattacha bien vite au vélo. Mais une idée lui vint, et elle se retourna vers Lenile.

« D'accord, je te retrouverai. Mais je vais avoir besoin d'aide... »

En fait, elle se parlait plus à elle-même qu'à Lenile. Même si elle savait qu'elles ne se comprenaient pas, elle ne supportait pas le silence et se sentait obligée de le briser. Mais pour se faire comprendre, elle tira sur le pan de son tee-shirt et le fit renifler au chien le plus proche, avant de pointer Lenile du doigt. Ce qu'elle voulait, c'était quelque chose qui appartienne à la demoiselle, afin que les chiens puissent la retrouver à l'odeur.

Neigeline regarda attentivement les mimes de Lenile. Elle ne comprit pas tout dans les détails mais saisit le sens général de l'histoire : la Japonaise était tombée d'un bateau et s'était fait sauver par des pêcheurs. Le reste était similaire à l'histoire de la Suissesse : l'hypnose et l'arrivée sur l'île d'Awashima. Et maintenant, la pauvre était épuisée... Il était grand temps pour Neigeline et ses chiens de partir et de la laisser en paix.

Lenile lui tendit alors un vieux jean, lui demandant si l'objet conviendrait. Notre héroïne le saisit doucement et l'inspecta. Le vêtement était trempé et noir de saleté... Les animaux, aussi futés étaient-ils, ne pourraient rien en tirer. Neigeline se contenta donc d'hocher la tête de droite à gauche en signe de négation, un petit sourire sur le visage pour rassurer son interlocutrice. Ce n'était pas grave : elle la retrouverait quand même.

Pendant ce temps, Lenile avait un peu bu. Neigeline reposa le jean à côté d'elle et se leva, prête à quitter les lieux. Mais avant de remonter sur son vélo, elle sortit un billet de 100 Coliz de sa poche et le plaça délicatement au creux des mains de la vagabonde. 100 Coliz équivalaient à 10 Euros - mais Neigeline n'en savait rien, elle qui n'avait connu que les Francs Suisses toute sa vie. Cependant, elle savait que ce simple billet pouvait aider la Japonaise : la vie n'était pas chère, sur Awashima.

Enfin prête à partir, elle fit un petit signe de la main en direction de Lenile en guise d'au revoir et reprit son vélo. Elle se jucha sur la selle et lâcha ses chiens d'un « Go ! » autoritaire. Ils disparurent alors au détour des ruelles, en route vers la plage où ils vivaient.

~ Terminé ~