Be gentle [PV chute du Nhiiagara]

La ville d’Amishawa était une inconnue aux yeux du jeune homme. Rien autour de lui ne coïncidait avec sa vie passée, mais il y trouvait toujours les mêmes tares. L’air vicié, la cacophonie des véhicules, le ciel obstrué pas les monolithes de béton… La place l’Amant était sans nul doute la plus aérée et la plus belle qu’il ait parcourue jusque-là. Le train d’enfer mené par les commerçants rendait l’endroit vivant et agréable pour qui voulait échapper à ses propres pensées. La fontaine au centre était le phare de la houle incessante qui zigzaguait à ses vacations. En s’approchant du bassin, Hiiagara remarqua l’eau claire comme du cristal qui coulait en son creux. Elle éclaboussait de temps à autres les badauds téméraires qui frôlaient de trop près son bord. Les statues aux effigies des divinités Japonaises, se côtoyaient au centre dans un merveilleux assemblage, toutes figées dans des positions mythologiques.

Les voir ainsi lui donnait des frissons. Et son pouvoir, à fleur de peau, rugit de délice face à ses créateurs. Le toubib ne se donnait pas la peine de tergiverser intérieurement sur l’existence du surnaturel et de la magie. Scientifique de base, il avait abandonné dès le premier jour de son arrivée sur l’île, de trouver une explication plausible à ce qui lui arrivait. La morale de l’histoire ? Il n’en a trouvé aucune. Les facettes de la réalité qu’il pensait tant connaître s’étaient brisées pour dévoiler une seconde nature à l’existence des pouvoirs et d’un empyrée finalement plus remplis qu’il ne l’aurait jamais cru.


« Toutes choses en ce monde possèdent deux facettes distinctes. »

Il sourit à la propre phrase que son vieux collègue lui avait un jour dite. Il lui manquait terriblement : ses cheveux à peine coiffés, ses lunettes rondes aux reflets blafards et sa clope mal roulée toujours au coin de la bouche. Aujourd’hui encore, il s’émerveillait de la philosophie dont il tirait des leçons de la vie. Et qu’est-ce qu’il avait raison ce bougre ! A chaque fois ! Etait-il lui aussi mêlé à ce complot mystique ? Où le destin s’était simplement joué de lui en le mettant sur son chemin pour qu’il se torture l’esprit ?

Plongé dans ses pensées bouillonnantes, il remarqua quelque chose qui le surpris au fond de la fontaine. Alors que l’eau resplendissait par son éclat limpide, de nombreux corps étrangers venaient embellir de couleurs vives et exotiques les parois. Cherchant la source du phénomène, il examina les passants jusqu’à déceler l’élément perturbateur.

Dieu qu’elle était belle ! Ses cheveux, ses traits, son profil… Tout en elle criait la splendeur et une délicatesse à peine espiègle. Son accoutrement un peu farfelu rendait à la jeune femme une allure légère et pleine de grâce. Visiblement passionnée par son travail, elle continuait sans se soucier des alentours, jubilant de sa propre farce. Intrigué, le toubib fit le tour pour aller se percher non loin de son épaule, captant chacun de ses gestes et incantations qui faisaient fleurir des merveilles aquatiques. Fasciné par l’ouvrage, il finit tout de même par se racler la gorge, dévoilant sa présence.

La question de la jeune femme l’interpella. Il sourit à l’idée d’y répondre « oui » mais se ravise. Inutile de lui mentir.


« J’ai pas la trogne d’un riche propriétaire ou d’un agent de sécurité j’espère ? »

Tournant son regard vers le bassin, il examina d’un peu plus près un corail aux couleurs du grenat qui s’épanouissait dans l’eau cristalline. Il fut émerveillé par la croissance quasiment instantanée du végétal. Son relief suivait des courbes aléatoires comme l’aurait fait une plante normale. Tout en elle criait la simplicité et la singularité naturelle d’une plante sauvage, sans que l’on puisse un instant la croire issue des mains de l’Homme. Avec tout autant de finesse et de génie, un écosystème tout entier suivait les contours de la fontaine. L’on aurait dit que la main de Dieu s’était amusée à lâcher une poignée de merveilles aquatiques au milieu d’un sas de pierre et de plâtre.


« Votre pouvoir est tout à fait splendide Damoiselle. Je ne pensais pas trouver aussi beau spectacle de toute ma vie. Ou même dans l’au-delà. »

Avec un respect bienveillant, il lui fit face. Son allure un peu déconcertante avec son bandeau et ses tatouages, était renforcée par un pansement sur sa joue droite, qui devait cacher une blessure récente. Ses yeux pétillaient de malice en l’observant, traduisant la présence d’un pouvoir sauvage mais brouillon, qui coulait à même dans son corps.

Hiiagara se permit de sortir une cigarette de son paquet et de l’allumer, crachotant la fumée âcre et râpeuse dans le sens du vent, évitant de gêner un quelconque passant. Les mains dans les poches, il garda le silence, conservant néanmoins un sourire enthousiaste. Sans nul doute provoqué par la distraction de la jeune femme.

Continuant à sourire, il se trouva stupéfait devant les nouvelles créations de la Prophète. Lui non plus n’aimait pas les milieux industriels. Et pour comble du malheur, il avait dû passer un bon nombre d’années aux milieux des hangars ou zones polluées pour exercer sa profession. Il lui fit part de ce commentaire à haute voix, s’approchant des statues ainsi richement ornementées. Le paysage verdoyant lui rendit un peu plus de gaieté au cœur.

« Gaïa hein ? Je suis prêt à accepter toutes les éventualités depuis que je suis sur cette île. Je ne sais pas vraiment d’où viens mon propre pouvoir, et pourtant me voici. Je n’ai prié aucun dieu ni aucune déesse de toute ma vie, alors donc… »

Une idée lui vînt en tête tout à coup. Alors qu’elle continuait de psalmodier d’autres incantations pour finir son travail artistique, il la contourna pour mieux observer ses mouvements.

« Vous me semblez plus au courant et au fait de ce qu’il se passe ici, je me trompe ? Qu’est-ce que vous diriez de répondre à mes questions dans un endroit confortable ? Ce ne sont pas les terrasses qui manquent dans cette partie de la ville. »

Au loin, des rumeurs commençaient à se faire entendre. La métamorphose de la fontaine n’étant pas discrète, de plus en plus de badauds s’arrêtèrent pour contempler le spectacle. Bientôt, la vraie sécurité commencerait à ramener sa trogne, et cette fois-ci, aucun sourire chaleureux ne serait là pour les accueillir.

Courir énerva visiblement Hiiagara, mais il se retenu de tous commentaires. Le sang battait ses tempes. Son corps était cependant fort bien en forme, ne serait-ce le tabac qui diminuait drastiquement son activité physique. Il va falloir arrêter et vite pas vrais ? La Prophète avait déniché une splendide terrasse. Peu importe le prix, il avait quelques enveloppes pour rembourser. Sur son carnet de comptable, cela passera pour frais divers. Commandant donc un verre de Whisky –sans glaçon, et un Lagavulin s’il vous plaît-, il soupira de soulagement en humant le doux parfum boisé de la boisson, vieillie vingt ans en fût de chêne. Décidément, il en avait grand besoin !

Sirotant la liqueur ambrée, il écouta avec attention les dires de Xyu. Son visage serein ne laissa transparaître qu’une profonde surprise à l’annonce des dieux et des « descendants ». A sa grande frustration, il devina très vite qu’elle n’aurait pas toutes les réponses à ses questions, mais il la remercia d’abord de bien vouloir l’aider, avant de l’interroger.

« Pourquoi nous faire venir ici alors ? Si nous sommes descendants et qu’ils agissent ainsi depuis leurs créations, ne devrait-il y avoir toutes nos familles présentes sur l’île ? »

Se frottant la nuque, il rageait intérieurement d’être ainsi rapatrié comme un vulgaire objet.

« Et comment savez-vous pour l’apparence de votre… Mh… Dieu parent ? Le miens doit être celui du feu, vous le connaissez ? »

Tout comme illustrer ses propos, il fit éclater une gerbe cruelle du bout de son index, qui fila vers le ciel pour mourir quelques secondes après sa création. La précision du trajet des flammes indiquait un futur pouvoir aux capacités chirurgicales dans la visée, ainsi qu’une grande concentration d’énergie en un point pas plus grand qu’une tête d’épingle. Mais aujourd’hui, le jeune homme était au réveil de sa nouvelle force acquise, et il ne savait pas comment faire pour s’entraîner avec.

Du moins, convenablement.

Sans cacher encore une fois sa surprise, il alluma l’industrielle de la prophète non sans une once de scepticisme. Depuis son arrivée, ses pouvoirs avaient pris une forme plus agressive, moins docile. Et continuer à griller quelques mégots de cette façon allait se révéler bien plus dangereux dans le futur. Mais la situation lui arracha un petit rire. On aurait dit un sketch de Laurel et Hardy.

« Enchanté Damoiselle alors. Je me nomme Hiiagara S’Jet, médecin et chirurgien pour ce que mes modestes compétences vous offrent. Je n’ai aucune idée de ce qu’il se passe avec mon pouvoir. Je le sens sourdre partout à l’intérieur de moi. Il pulse en même temps que mon sang bat mes veines. Il grogne et ronronne silencieusement pour me faire passer un message ou même me donner son avis. C’est comme si en moi se tenait une entité secondaire, prêt à répondre à mes attentes, mais aussi, suffisamment indépendante pour m’exprimer son avis. »

Il descendit son verre de moitié, s’humectant les lèvres avant de continuer.

« Je n’ai jamais cru en une religion, mais aujourd’hui je n’ai pas le choix. Du moins je crois en Dieu, ou plutôt AUX Dieux et Déesses qui peuplent l’empyrée. Croyez-moi que pour un scientifique et un pragmatique, c’est une vérité très difficile à accepter. Lorsque l’on donne sa vie à l’idéalisme humain pour finalement s’apercevoir que des entités surnaturelles volaient à nos côtés… Votre rôle est finalement très noble. L’oubli est sans nul doute la pire des choses après la mort. Savoir que quelqu’un voue toujours une pensée à votre existence, c’est s’échapper un peu de la tombe. Comme dans « The Book Of Life » à vrais dire ! Vous connaissez ce film ? Il est splendide et vous traduira bien ma façon de penser. »

« Même si nous sommes doués de raison et maîtres de nos propres vies, qu’est-ce qui peut nous prouver aujourd’hui que le Destin ou toutes ces choses mystiques n’existent pas, mh ? »

Il se frotta le menton, sourcils froncés.

« Quand on demande au pire criminel quel est son destin, il vous répondra sûrement que c’est lui le propre maître de sa vie. Mais cette idée qui a germé dans sa tête, peut-on être sûre que ce ne soit pas une entité étrangère à notre monde qui l’a semé ? Je veux dire, la réalité reste ce qu’elle est au final. Mais tout ce qui se passe dans nos songes et pensées, sont-elles de notre propre fait ? Le hasard peut-il vraiment être considéré comme tel une fois que nous savons que les dieux existent ? Et si l’univers n’était qu’une complexe formule mathématique programmée à l’avance ? Cela voudrait dire aux choix que nous faisons, qu’ils ne sont qu’une suite logique décidée avant même notre naissance ? »

Il se penche un peu plus sur la table, remarquant un restant de chantilly sur les lèvres de la prophète.

« Vous me prenez sûrement pour un fou en énonçant ce genre de théorie. Nous aimons tous croire que nos préférences et sélections viennent de nous et nous seul. Que les alternatives sont les aléas et la vie et non le projet des Dieux. Alors oui, je suis prêt à penser que nous ressemblons aux enfants et que parfois, nos parents viennent nous tirer de nos vies pour nous sermonner ou aider. Des desseins ? Ils en ont pour nous, c’est certain. Et je me vois ici plus prisonnier d’une île que je ne connais pas, qu’un réal homme pensant, mis à bas dans notre monde d’origine. »

Hiiagara se passe une main sur la nuque. Il conserva un air calme admirable malgré les paroles complètement folles de Xyu.

« Les rencontrer ? Une Prophète ? Je n’ai pas réellement cœur à vous contredire ou même à savoir comment ni pourquoi. Peut-être me mentez-vous ou me prouverez-vous bientôt vos explications. Mais savoir qu’un Dieu se demande ce qu’il fait ici n’est pas forcément une chose aberrante. Avant même d’être créé nous-même, qui a bien put créer le Divin ? C’est une incohérence comme l’on en trouve beaucoup dans toutes les religions. Peut-être qu’il n’y a au final aucune chose à comprendre. Car si de rien nous avons un tout, c’est peut-être tout simplement parce que la nature suit sa règle : n’a-t-elle pas horreur du vide ? »

Finissant son verre, il roula sa langue contre son palais, déclenchant un feu d’artifice de sensations qui lui vrillèrent les pupilles gustatives. Se rallumant une autre industrielle –qu’est-ce qu’il n’était pas raisonnable ces derniers temps !-, il dévia la conversation


« Je me retrouve cependant avec un pouvoir bien étrange pour ma profession. Je suis médecin depuis déjà un petit paquet d’année. Comme vous le dites, il a certes beaucoup de bénéfice, mais mes flammes ne me répondent que sous une forme bien spéciale. Chaque fois que je veux y recourir, c’est comme rompre dans mon esprit une digue qui déverse alors son malheur sur tout. Mes flammes ne peuvent être projetées qu’en pointe acérée, et je le sais, car je le sens. Au fur et à mesure que je l’utilise et que je le comprends, mon pouvoir devient moins brouillon, plus sauvage. Il hurle à la destruction et je ne sais comment m’y prendre. J’aimerais tergiverser plus longtemps avec vous de Dieux et de Déesses. Mais je veux aussi connaître cette île et quelle personne serait susceptible de m’aider ? »

Il lui administra un autre sourire, confirmant qu’il trouvait plaisant sa compagnie.

Prenant fébrilement le papier entre ses mains, il nota mentalement l’adresse de son étrange interlocutrice.

« Vous ne croyez pas si bien dire, mademoiselle. J’ai moi aussi émis cette théorie : ce plaisirs bouillonnant que je ressentais lors d’une aventure, aussi étrange et dangereuse soit-elle. Mes actes dictés par un altruisme dont moi-même je ne connais pas la source, seraient ainsi l’équilibre nécessaire à ma personne pour compenser un démon destructeur caché dans ma poitrine ? Un peu comme le Ying et le Yang. Et si je vois très bien aujourd’hui la partie sombre de ma profession, j’ai hâte de trouver celle plus blanche et pure de mon démon intérieur. »

Il sourit en la voyant avaler d’une traite le restant de sa tasse. Quelle étrange créature ! D’habitude il arrivait toujours à trouver une raison de se méfier ou au contraire, de se fier à ses interlocuteurs. La prophète semblait au contraire… Déconnectée, de ce monde. Aérien, en vérité. Son regard ne se posait pas sur lui, il se contentait de le traverser. Cherchait-elle un point ou une surface qui lui aurait échappé ? En examinant les environs, il ne trouva pas de réponses à ses interrogations. Quel étrange monde tout de même. Et quelles sensations grisantes l’envahissaient en ce moment-même ! Son pouvoir reflua de nouveau dans son corps, irradiant de chaleur la moindre parcelle de chair. Il semblait heureux que son propriétaire s’intéresse à lui de cette manière. Peut-être même était-il joueur ou moqueur, qui sait ?

« Je ne vous cache pas que j’ai beaucoup à faire, mais je réponds avec plaisir à votre invitation. Beaucoup de travail m’attends, que diriez-vous si je passe dans un mois chez vous ? Rencontrer un Dieu me semble tout à fait excitant comme expérience ! »

Il ne put cacher son sourire, qui dévoila l’une de ses canines pointues. La vision d’une entrevue inédite avec une entité surnaturelle l’aurait presque fait bondir de joie et d’avidité. Tant de choses à découvrir, et si peu de temps pour le faire. Il remercia encore une fois la prophète avant de prendre congé, jugeant qu’il avait assez accordé de temps à l’inconnus pour aujourd’hui. Une montagne de boulot l’attendait, et il devait soigner ses plaies correctement.