Jesse Park • Replay

Rec. On connaît tous ces instants de déjà-vu. Cette sensation quand les visages, le paysage ou la situation ne nous est pas inconnue. C’est très perturbant n’est-ce pas ? Maintenant, imaginez que ce n’est pas seulement quelques petits instants que vous avez l’impression de revivre sous forme de flashback, mais toute une partie de votre vie, par exemple vos vingt-cinq premières années ?

Pause. C’est, à peu de choses près, ce qu’il m’est arrivé. C’était un 23 mars 2048, précisément le jour de mes cinquante-trois ans. J’aurais pu être en train de fêter mon anniversaire avec des collègues de boulots, ma famille ou ma femme. Mais je n’avais rien de tout ça. Je n’ai jamais pris le temps de créer des liens avec les premiers, perdu le contact avec ma sœur, plus parlé à mes parents depuis des années et, après plusieurs tentatives infructueuses pour avoir un enfant, ma femme m’a quitté. Une bonne vie de looser quoi.

Start. Une fin de journée banale, je rentrais tranquillement du travail, laissant mes rollers me guider machinalement sur les trottoirs de Camden – quitte à rater ma vie j’avais décidé de la louper aux Etats-Unis. Rien ne le laissait présager, mais j’allais laisser ma vie sur un de ces trottoirs. Même pas d’une manière un peu héroïque, c’est les conséquences de plusieurs choix idiots d’autres personnes qui eurent raison de mon existence. Même la mort se fichait complétement de moi. Un pauvre délinquant perché sur son scooter passa à toute vitesse à côté de moi et tenta de dérober le sac d’une femme qui marchait vingt mètres plus loin. Elle eut le réflèxe de résister – les rues sont peu sures là nuit, elle devait se tenir alerte – ce qui déséquilibra le voleur. Il voulut repartir mais n’eut pas le temps de voir le camion qui arrivait en face.

Stop. Le pare-brise du camion explosa sous l’impact et le scooter se brisa en mille morceaux. Je n’avais absolument pas eu le temps d’anticiper l’accident. J’eu encore moins celui de voir venir les bouts de verres acérés et la roue qui volaient vers moi. Les yeux clos, j’attendais… La douleur ne vint jamais. J’aurais du avoir le visage lacéré, peut-être la carotide tranchée. Rien de tout ça.

Rewind. Quand je les rouvris, je n’étais plus sur le trottoir où mon existence aurait du prendre fin, à Camden. J’étais dans ma chambre d’adolescent, dans la maison de mes parents, à Ulsan. En 2010. Quelle était donc cette sorcellerie ? La mort n’en avait-elle à ce point rien à faire de mon cas qu’elle préférait me renvoyer dans le passé ? Quelqu’un cria depuis le couloir : « Jun-seo, tu fais quoi ? On va être en retard à l’école ! » Quoi ? Je reconnus la voix de ma jumelle, malgré le fait que je ne l’avais plus entendu depuis des années. Enfin, je crois… J’attrapais le sac-à-dos posé à côté de mon bureau, ouvris la porte et rejoingnis Yeo-jin dans le couloir. La revoir coiffée de ses deux couettes, vétue de l’uniforme de notre école me fit un effet bizarre. Cette image était tellement loin dans mes souvenirs… Elle dut noter quelque chose sur mon visage puisqu’elle s’apprêta à me faire une remarque, mais notre mère qui nous enjoignait de nous presser pour ne pas louper le bus la coupa dans son élan.

Restart. Six années étaient passées depuis que j’étais « revenu en arrière ». J’avais réussi à accepter cette réalité sans devenir complètement fou. J’avais même pris le temps cette fois de réussir dans mes études et mes passions : je m’étais remis aux cours de guitare et de basse que j’avais abandonné une vie plus tôt, et à force de persévérence, voilà que j’avais l’occasion de partir suivre un cursus d’entraînement et de perfectionnement dans une préstigieuse université américaine à Philadelphie. Petite revanche sur ma précédente existence qui s’était terminé dans une banlieue de cette même ville. Le but était clairement annoncé : laisser une trâce de mon passage dans cette vie là.

Forward. Je ne me souviens plus du voyage. Mais je sais d’instinct que je ne suis pas arrivé à bonne destination. Je me revois dans l’aéroport vide, valise posée non loin, guitare sur le dos et un pote me crier « Bon voyage Jesse ! » - ah oui, j’ai anglicisé mon prénom pour m’adapter plus facilement. J’aurais du atterrir en Corée du Sud pour passer des vacances avec ma famille, et voilà que je me retrouve dans une chambre d’hôtel. Mes mains vont trouver mes poches, à la recherche de mon portable. Il est bien là, mais à ses côtés je trouve une enveloppe que je n’avais pas au départ. J’oublie que je voulais m’enquérir de l’heure et de la date pour reporter mon attention sur la lettre. Je ronchonne : « Très bien, j’avais pas assez avec le voyage temporel, faut aussi que j’découvre que j’ai des pouvoirs maintenant. C’est quand qu’on arrête de se moquer de moi bordel ? » En parcourant la pièce des yeux, j’aperçois une carte étalée sur le bureau, non loin de plusieurs valises. Au moins « ce lieu » n’est pas seulement limité à l’immeuble dans lequel je me trouve, c’est toujours une bonne nouvelle.