La découverte d'une vie pourrait être comparée à la lecture d'un gros livre, pour ne pas faire dans l'originalité. Mais il est une aventure assez intéressante, et à laquelle nous pourrions avoir le loisir de s'essayer : celle de prendre l'histoire en cours de route, ouvrir une page au hasard et voir où l'on en arrive.
Chez les McGoï, il était habituel d'entendre hurler et se quereller, à toute heure de la nuit et du jour. Les voisins, durant un temps, n'avaient cessé de les avertir, menacer de porter plainte, ou de régler le problème d'une quelconque façon. Maintenant c'était comme s'ils s'étaient habitués. D'un côté, ils comprenaient un peu cette mère célibataire qui devait élever seule un fils intenable et deux autres filles, qui, entre eux, ne s'entendaient même pas. Compassion oui pitié, en tous cas, ils lui laissaient un peu de répit - et elle en remerciait les dieux chaque soir de sa vie.
On était un jeudi, 18 heures passées. Dans la torpeur de l'hiver, la nuit s'abattait progressivement sur le port de Lerwick, et ce jour-là, les disputes étaient bien plus fortes que d'habitude.
- Mais qu'est-ce que j'ai fait pour avoir un fils pareil ?! Je n'en peux plus, Allenby, je n'en peux plus ! Tu n'as que dix-sept ans, et tu gâches déjà ta vie ! Tu gâches aussi la mienne au passage, d'ailleurs !
Elle pleurait, ne pouvant en supporter davantage. Le garçon leva les yeux au ciel, l'air pas si dérangé que ça.
- Je ne gâche pas ma vie, c'est toi qui en rajoute des tonnes, M'man.
- Tu vas te retrouver en prison, comment tu appelles ça toi ?!
Il haussa les épaules.
- Mais non, je me retrouverai pas en prison, tu racontes juste n'importe quoi !
Elle l'attrapa par le col et le secoua, lui hurlant au visage.
- Rends-toi compte un peu, Allen' ! La vie, c'est pas ce que tu penses, tu n'es pas invincible, tu n'es plus un petit garçon qui peut faire ce qu'il veut sous prétexte qu'il est trop jeune pour comprendre ! Je veux te protéger, moi, je voudrais, mais je ne peux pas ! Tu n'es pas un sombre abruti, tu sais que ce que tu fais est mal quand même ? Hein, dis-moi que tu le sais ?!
Son air désespéré, son visage ravagé par les larmes auraient dû ébranler le garçon. Mais il l'avait vu tant de fois. Cette scène, c'était un peu le refrain de la chanson de sa vie. Maintenant, il ne supportait plus cette femme qui craquait au moindre problème, cette femme qu'il avait lui-même poussée à bout mais sur qui il rejetait la faute. Allenby avait toujours été comme ça, de toute façon. Il n'avait jamais fait comme il fallait, et n'agirait même pas de la sorte pour faire plaisir à sa mère. Pourtant il l'aimait. Il l'aimait mais elle lui inspirait du mépris. Il en avait marre, lui aussi, de l'entendre toujours l'assommer de réprimandes.
D'un geste ferme mais pas brutal, il la fit lâcher prise et la repoussa légèrement.
- Laisse-moi un peu ! Combien de fois je vais devoir te le répéter ?! J'ai pas envie de vivre comme tout le monde, c'est tout ! Ce que tu prévoyais pour moi, c'était quoi ? Des études, puis un truc bien casé bien tranquille, vivre dans la routine en attendant paisiblement de mourir ? Ton destin prémâché peut bien aller se faire foutre ! Moi ce que je veux, c'est pas ça. Ouais, c'est pas louable ce que je fais, j'le sais, tu vois. La différence, c'est que j'en ai rien à faire ! Vous pouvez bien tous me haïr, pleurer sur mon sort, c'est juste que vous êtes incapables de me comprendre, de comprendre que moi, je suis mieux comme ça, et puis...
La porte de la maison s'ouvrit avec violence. Mme McGoï montrait du doigt la direction de la sortie.
- On est incapable de te comprendre ?! Sache que j'ai tout fait pour essayer, c'est toi qui ne comprends rien ! Je ne te supporte plus, alors maintenant Allenby, tu t'en vas faire tes conneries ailleurs, et tu sors de notre vie, à tes soeurs et moi !
On lisait, sur son visage, une profonde détermination. Elle ne plaisantait pas. Le jeune homme demeura interdit, totalement médusé.
- Tu me jettes dehors ?
- Tout de suite !
Il était calmé, soudain. Il n'avait jamais vu un tel regard venant de sa mère. Elle ne sourcillait pas.
L'ambiance avait changé, soudainement. Une tension sourde électrisait l'atmosphère, et le silence était pesant. Pour la première fois depuis des années, il allait se plier à un ordre. Parce qu'il savait, en la voyant, qu'elle ne reviendrait pas sur cette décision.
- Je... peux aller chercher des affaires ?
- Je te laisse dix minutes.
Et elle disparut dans la cuisine.
Comme prévu, dix minutes plus tard, la porte se refermait derrière Allenby, sans qu'il ait manqué de poser la main sur le compteur électrique pour faire sauter les plombs. Il s'était découvert de drôles de capacités depuis quelques années, en rapport avec l'électricité. C'était sympa, ça permettait de faciliter certains vols et parfois même de jouer des sales tours. Ne pas comprendre ces phénomènes ne le dérangeait pas tant que ça, de toute façon il ne savait pas vraiment s'en servir et c'était plutôt léger, il n'aurait pas même appelé ça des pouvoirs. Par moments, quand il le voulait vraiment, ça fonctionnait. Mais quelque chose lui disait de garder ça secret, ce qu'il avait toujours fait.
Il regarda autour de lui, un peu étourdi par les événements. Un léger sourire se dessinait sur ses lèvres tandis qu'il encaissait le choc.
Quel début explosif pour une nouvelle vie !
Il jeta un regard à la peluche dans son sac.
- Eh ben Judith, maintenant, on va vraiment s'amuser.
Et si l'on tournait une petite centaine de pages ?
Allenby se réveilla entouré de murs d'une blancheur à vous en brûler les rétines.
Il cligna des yeux, totalement dans le gaz. Un respirateur artificiel collé au visage, des tas de douleurs dans quasiment tout le corps - surtout la tête, entourée de bandages - et couché dans un lit sans réussir à bouger. Waouh, il avait dû faire fort cette fois-ci, parce qu'en plus il ne se souvenait plus de comment il s'était retrouvé là. Un rêve ? Probablement pas. Il avait réellement mal, et le côté onirique de sa vision ne devait être dû qu'à un choc intense.
« ...veillé ! ....voir... Le ty....eillé ! »
Il se demanda à qui appartenait la voix qui piaillait de bribes de phrases incompréhensibles juste à côté de lui. Deux visages vinrent se placer juste en face de lui. Deux visage de jeunes filles parfaitement identiques. Elles parlaient, le reluquant de leurs grands yeux, mais il n'entendait que des babils suraigus qui venaient danser la valse dans son crâne et piétiner ses tympans sans ménagement.
Finalement c'était peut-être un rêve. Ou bien un délire lié à la drogue.
Un médecin au regard sévère se pointa. Les deux jeunes filles se poussèrent tandis qu'il s'approcha et adressa quelques mots au jeune homme. Il ne comprenait rien du tout, c'en devenait inquiétant. S'il avait été en meilleur état, il aurait paniqué. Au lieu de ça, il se contenta de fermer les yeux et de se replonger dans un sommeil comateux.
Hum, la dizaine de pages qui va suivre n'est guère intéressante - qui a envie de voir défiler des tonnes d'examens médicaux, de diagnostics, et surtout des heures de sommeil et de délires dû au choc sans qu'il ne se passe réellement grand-chose ?
Passons-les donc.
Allenby inspira fort. Derrière lui, le chirurgien qui le suivait et les jumelles qui étaient là à son premier réveil. On lui avait expliqué qu'elles l'avaient retrouvé sur le bord d'une route, dans un état critique, et avaient alors eu le réflexe d'appeler les secours. Elles se prénommaient Laura et Alicia, et elles étaient là tous les jours depuis. Mais on ne savait pas ce qui lui était arrivé, et un grand trou noir remplaçait ces moments, dans sa tête. Il ne s'en sortait pas indemne : le choc intense reçu au crâne avait touché une zone sensible, il avait perdu la parole pendant tout le mois précédant et commençait tout juste à recouvrer ses capacités de communications. De plus, il souffrait d'un mal ignoble à reconnaître les personnes qu'il voyait tous les jours en se fiant uniquement à leurs visages, fait étrange mais qu'il n'osait pas aborder. Cela finirait par se résorber, probablement.
À ce moment-là, il était face au miroir, quatre paires d'yeux, dont les siens, rivées sur son reflet. Sa mâchoire, en miettes, avait dû subir plusieurs opérations, et les bandages allaient enfin pouvoir être retirés. Il était anxieux, le médecin ne s'était pas montré particulièrement optimiste au sujet de l'aspect que ça aurait. Surtout très flou, en fait.
- On vous laisse faire, Allenby ? Questionna-t-il.
Pas de réponse. Un long silence s'ensuivit, puis le jeune homme pris son courage à deux mains : il défit l'attache et fit tomber le masque.
Ce n'était pas réjouissant.
En se voyant, il resta bouche-bée. De grosses cicatrices rouges, gonflées, lui barraient le bas du visage. Il était comme lacéré, ses traits fins barrés de coups de scalpel. D'accord, ça n'avait pas encore le temps de cicatriser correctement, comme le précisa le docteur. Mais il savait qu'il porterait ces marques à vie, et elles lui paraissaient juste insupportables, plus encore lorsqu'il songeait au fait qu'il ne savait même pas d'où elles lui venaient réellement, pourquoi les docteurs en étaient venus à le charcuter de la sorte. Il n'avait jamais cherché à tout savoir, mais l'ignorance, ce jour-là, l'accabla.
Sous les regards dépités des jumelles et les explications du docteur qui, à son sens, ne signifiaient rien, il retourna s'allonger dans son lit, enfermé dans un mutisme total.
***
Quand il sortit de l'hôpital, Allenby n'avait aucune idée d'où aller. Ce furent Alicia et Laura qui le récupérèrent ; elles ne l'avaient pas lâché depuis qu'ils s'étaient "rencontrés" et s'y refusaient catégoriquement. Attachées à lui... bah voyons, il peinait à y croire, mais il n'allait pas cracher sur un peu d'hospitalité. Le chapitre de sa vie qu'il venait de traverser l'avait secoué, il se sentait faible et perdu. Plusieurs séquelles découlaient de son mystérieux accident - en était-ce vraiment un ? - en plus de ses cicatrices, pas beaucoup moins laides qu'au début. La plus importante, une partie du cerveau avait été touchée, et il développerait par la suite ce qu'on nomme prosopagnosie ; pas mortel, mais dérangeant dans la vie de tous les jours. Aucun moyen de guérir cette maladie, il devrait vivre avec. Aussi, certains points de se personnalité - tics et autres bizarreries - s'étaient considérablement développés, là non plus on n'y pouvait médicalement pas grand-chose, puisque le garçon refusait de se rendre chez un psychiatre. Par chance, il n'y avait quasiment aucune lésion au niveau moteur ; un miracle.
Il n'allait pas abandonner son train de vie pour autant, mais peut-être faire une légère pause et se calmer un temps sur le danger. Et puis, avec ces deux-là dans les pattes, ça risquait de se compliquer.... Il verrait bien.
Cependant, une pensée lui traversa l'esprit. Sa mère n'avait pas totalement tort, ce soir-là : la vie, ce n'était pas ce qu'il croyait.
Au loisir de sauter encore quelques centaines de pages si on le désire ; la vie avait repris son cours, Allenby ses activités frauduleuses malgré les deux tiques qui s'accrochaient encore à lui - même après avoir mieux cerné le personnage - et il ne serait franchement d'aucun intérêt de s'attarder là-dessus. Venons-en directement à ce qui est susceptible de servir pour la suite.
En ouvrant les yeux, il eut peur de se retrouver de nouveau dans une chambre d'hôpital. Mais il se rendit compte que la situation était bien différente : il était debout, dans un lieu absolument inconnu, seul avec un sac d'affaires dans une main, et une lettre dans l'autre. Après avoir, par réflexe, vérifié la présence de son masque sur le visage - offert par les jumelles deux ans auparavant - et de Judith sur son épaule, il ouvrit le mystérieux cachet.
Cher descendant,
Tu as été amené ici en raison de tes pouvoirs surnaturels. Tu ne pourras pas quitter ce lieu, ne devra pas essayer de le quitter. Nous avons essayé de recopier autant que possible le monde extérieur d’où tu viens. Nous espérons que tu ne seras pas trop dépaysé. Intègres toi aussi bien que possible dans ce monde où seuls les habitants te seront étrangers. Nous cherchons juste à te protéger et à préserver l’équilibre du monde.
A.
Il comprit tout de suite de quoi la lettre parlait, au sujet des pouvoirs surnaturels. Alors c'était ça, ses étranges capacités ? Waouh, ça partait plus loin qu'il ne le pensait. Il avait appris à mieux les maîtriser, avec le temps, et un peu mieux compris comment elles fonctionnaient. Franchement, il aurait pu croire à un rêve, mais se sentait bien trop éveillé pour ça. C'était la réalité, il le savait, il le sentait. Et quelle drôle de réalité !
Maintenant, comment faire ? Où aller ? On le lâchait dans la nature, comme ça ? Comment était-il arrivé là ? Il y avait des centaines de questions à se poser, si bien qu'il préféra, au final, ne pas réfléchir. Hormis ses deux seules réelles amies, il ne laissait pas grand chose derrière lui. Il eut un pincement au coeur en pensant à elles, ces pauvres filles allaient se demander où il était passé.
Bah, elles survivraient très bien sans lui.
Il fit donc son premier pas sur l'île d'Awashima, son intérêt vivement stimulé par toutes ces possibilités, ce nouveau monde qui s'ouvrait à lui.
Peut-être même allait-il se plaire, ici.